Comment l’Ukraine change l’Europe… et continuera de le faire

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Par Marie Hervouet,

24 février 2022 : invasion russe de l’Ukraine. Sidération. Le continent européen est ébranlé dans ses certitudes. La guerre n’est plus cette réalité lointaine, enseignée dans les livres d’Histoire ou cantonnée aux régions du monde défavorisées. Elle est désormais là, en Europe. Passée la sidération, les Européens, surtout occidentaux, ont soudainement exprimé un vif intérêt pour ce pays jusqu’alors méconnu et peu digne d’intérêt : loin de Paris et Berlin, pays pauvre et corrompu ou encore simple « grenier à blé ». Désormais, l’Ukraine est omniprésente : les messages de solidarité comme #StandWithUkraine et les couleurs jaune et bleu de son drapeau pullulent sur Internet, les ouvrages et articles foisonnent et les experts en géopolitique et du monde russe se multiplient sur les plateaux télé. Les villes de Bakhmout, Zaporijja, Kharkiv ou encore Marioupol nous sont à présent familières. Le visage de Volodymyr Zelensky l’est aussi. L’Ukraine est désormais ancrée dans le quotidien des Européens.

« L’Ukraine, c’est l’Europe, et l’Europe, c’est l’Ukraine » (Roberta Metsola)

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Le déclenchement de la guerre en Ukraine a provoqué une vague inédite (et inattendue ?) de solidarité à travers l’Europe. Au cours des mois suivant le début de l’invasion, les manifestations de solidarité, les collectes (alimentaires, de vêtements et d’autres produits de première nécessité) se sont multipliées dans toute l’Europe. 

Au-delà de ces manifestations de solidarité, l’aide est une réalité davantage concrète pour ceux qui viennent directement en aide aux quelque 8 millions de réfugiés ukrainiens (chiffres de février 2023), soit le plus grand mouvement de réfugiés pour l’Europe depuis la seconde guerre mondiale. Logement, travail et scolarisation sont autant de défis que pose l’arrivée des Ukrainiens.

Christine Goyer, représentante adjointe du HCR en Pologne assure pourtant que « c’est un mouvement de solidarité unique par son ampleur. Un an après, il est toujours là ». En effet, la Pologne, pays connu pour sa politique d’accueil particulièrement restrictive, a accueilli le plus grand nombre de réfugiés ukrainiens, soit 1,5 million, devant l’Allemagne (1,02 million) et la République tchèque (plus de 480 000 personnes). 

Certains estiment que l’accueil des Ukrainiens pourrait changer la perception des Européens vis-à-vis de l’accueil : « Accueillir 4 millions de personnes à l’échelle d’une population de 500 millions de personnes, cela soulève des défis mais cela ne met pas en péril les systèmes, assure M. Dumont. Si cette crise peut nous aider à déconstruire le fantasme selon lequel les sociétés ont une capacité d’absorption maximale, ce sera positif. » 

L’accueil des réfugiés et la solidarité envers les Ukrainiens en général revêtent toutefois bien des zones d’ombre. L’usure des bénévoles peu soutenus par les pouvoirs publics, les vidéos révélant le traitement différencié des étudiants africains d’Ukraine à la frontière polono-ukrainienne ou encore le douloureux souvenir de la crise migratoire de 2015 en sont autant d’exemples.

Le couple franco-allemand discrédité… Varsovie au centre ?

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Outre les sociétés civiles européennes, ce sont les Etats européens qui ont été bousculés par l’actualité ukrainienne, à l’instar de la France et de l’Allemagne. Avant l’invasion russe, Berlin et Paris étaient convenus sur la stratégie à adopter face à Poutine : le dialogue. Emmanuel Macron et Olaf Scholz avaient alors enchaîné les rencontres et appels téléphoniques avec Vladimir Poutine au mois de février 2022, pour le dissuader de toute escalade menant au conflit armé. En vain. L’échec du dialogue a profondément discrédité le couple franco-allemand, surtout aux yeux des dirigeants des pays de l’Est. Les Occidentaux, dont les Français et les Allemands, n’ont pas entendu les craintes et les mises en garde de ces pays. L’universitaire Hamit Bozarslan, dans son ouvrage « Ukraine, le double aveuglement », affirme que les démocraties occidentales ont refusé d’admettre que la Russie poutinienne est une Russie revancharde et belliqueuse. Malgré les signaux (Tchétchénie, Géorgie, Syrie), Européens (de l’Ouest) et Américains se sont laissé aveugler. 

Ce discrédit a eu deux conséquences : l’inflexion des politiques étrangères de la France et de l’Allemagne et la montée en puissance de la Pologne. 

L’invasion russe de l’Ukraine a entraîné un revirement à 180 degrés de la politique étrangère allemande. Trois jours seulement après l’invasion de l’Ukraine, Olaf Scholz a annoncé une 
« Zeitenwende », soit un « tournant historique ». Un fonds spécial de 100 milliards d’euros pour la défense est alors créé. Seize mois après ce discours historique, l’Allemagne est le principal fournisseur européen d’équipement militaire à l’Ukraine.

La France a, elle aussi, revu sa copie. Lors de son discours à Bratislava, le 31 mai 2023, Emmanuel Macron a reconnu les torts français, à savoir de ne pas avoir écouté les démocraties d’Europe centrale et orientale, d’avoir bloqué conjointement avec l’Allemagne l’accès de l’Ukraine et de la Géorgie à l’OTAN en 2008 et d’avoir conçu une méthode d’élargissement semble-t-il inadéquate. La France, traditionnellement réticente aux élargissements, ne se pose plus la question de savoir s’il l’UE doit s’élargir à l’Est, mais comment.

Plus que le discrédit franco-allemand, c’est la montée en puissance de la Pologne qui étonne. Ce soutien infaillible* à l’Ukraine a de quoi surprendre, lorsque l’on sait qu’avant le 24 février 2022, le gouvernement polonais menait une politique étrangère foncièrement anti-ukrainienne, cherchant à exacerber l’animosité et la rancœur entre les deux peuples. Marginalisée au sein de l’UE depuis l’arrivée au pouvoir du parti « Droit et justice » (2015), la Pologne est pourtant désormais un acteur incontournable de la stratégie occidentale en Ukraine. 

Frontalière avec l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie (exclave de Kaliningrad), la Pologne est d’abord et avant tout la porte d’entrée privilégiée : plus de 80% de l’aide humanitaire et militaire destinée à Kiev transite par l’aéroport de Rzeszow-Jasionka. Outre l’aide matérielle, cet aéroport est également le point de passage obligé des responsables politiques étrangers, contraints ensuite de prendre le train depuis la fermeture de l’espace aérien civil ukrainien. 

Plus qu’un lieu de transit, la Pologne s’affirme comme le champion de la cause ukrainienne et ne lésine pas sur les moyens. Varsovie a déboursé 11,9 milliards d’euros, soit 1,9% de son PIB (données du centre de recherche allemand Kiel Institute for the World Economy, janvier 2023), dont 8,4 milliards d’euros attribués à l’aide aux réfugiés et 2,4 milliards d’euros à l’aide militaire. Un tel engagement financier place la Pologne au troisième rang, derrière les Etats-Unis et le Royaume-Uni, et force l’admiration de ses alliés. Qualifiée de « superpuissance humanitaire » par l’ambassadeur américain à Varsovie, la Pologne fait également figure de bonne élève à l’Otan, en consacrant 4% de son PIB au budget de la défense en 2023 – soit deux fois l’objectif fixé par l’Otan. 

Outre sa position stratégique et son plein engagement à la cause ukrainienne, la Pologne gagne en crédibilité. Les dirigeants polonais peuvent se prévaloir d’avoir vu juste quant aux intentions russes, d’avoir fait preuve de réalisme, contrastant avec la naïveté du couple franco-allemand. 

La guerre en Ukraine a ainsi instillé de profonds changements, qu’il s’agisse des politiques étrangères des Etats membres ou bien des rapports de force entre ces Etats. Les pays de l’Est, en particulier la Pologne, sont désormais davantage entendus à Bruxelles.

*cette position de soutien infaillible est susceptible d’évoluer au vu des dernières déclarations ukrainiennes et polonaises : la Pologne a annoncé l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine le 20 septembre 2023.

« L’avenir de notre continent s’écrit ici, en Ukraine » (Ursula von der Leyen)

Crédits : wikipedia

L’adhésion de l’Ukraine à l’UE paraît inévitable, elle adviendra tôt ou tard. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, l’affirme : « Si on se projette à long terme, il est impossible que l’Ukraine, ainsi que les Balkans, ne soient pas membres de l’UE ». Ce membre de la « famille européenne » presse d’ailleurs les dirigeants européens pour rejoindre l’UE aussi vite que possible, dès 2026. Cependant, les autres Etats membres, bien conscients des conséquences d’un tel élargissement, ne partagent pas tous la hâte de Kiev. 

Le chemin vers l’adhésion s’annonce semé d’embûches tant l’Ukraine est éloignée des standards communautaires, tant la guerre l’empêche de mener les réformes nécessaires et tant les Etats membres sont divisés sur la marche à suivre.

Difficultés d’adhésion mises à part, l’entrée de l’Ukraine dans l’UE modifierait l’ensemble communautaire à bien des égards. 

D’un point de vue financier, les transferts de fonds européens seraient totalement redistribués, au détriment des bénéficiaires actuels. D’après un fonctionnaire européen, « Les Etats bénéficiaires nets du budget européen passeraient de dix-huit aujourd’hui [sur vingt-sept] à quatre ou cinq avec l’Ukraine. […] L’Ukraine récupérerait la moitié des fonds de la politique agricole commune. Avec les Balkans occidentaux, elle toucherait quasiment tous les fonds de cohésion. Il va falloir repenser toutes les politiques de l’UE ». Les pays d’Europe de l’Est, fervents partisans d’une adhésion rapide de l’Ukraine, apprécieraient peu de voir le montant de leur enveloppe diminuer, à l’instar de la Pologne. 

D’ailleurs, si l’Ukraine n’est pas encore un pays membre de l’UE, son agriculture est déjà un sujet de tensions avec les pays voisins. Kiev ne pouvant plus (ou bien difficilement) exporter ses denrées agricoles via la mer Noire, l’UE lui avait proposé d’exporter par voie terrestre, faisant des pays frontaliers de l’Ukraine des pays de transit. Toutefois, en avril 2023, la Roumanie, la Bulgarie, la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie ont décidé de bloquer l’arrivée des denrées ukrainiennes qui déstabilisaient leurs marchés. Ces embargos partiels ont été un temps tolérés par la Commission européenne, avant d’être levés le 15 septembre 2023. Cependant, la Pologne, la Slovaquie et la Hongrie maintiennent leur embargo. Résultat : l’Ukraine a annoncé le 18 septembre 2023 avoir porté plainte devant l’Organisation mondiale du commerce (OMC) contre ces trois pays. 

Sur le volet politique ensuite, l’adhésion ukrainienne contraint Bruxelles à considérer les candidatures des pays des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine, Kosovo, Macédoine du Nord, Monténégro, Serbie) et de la Moldavie. Il apparaîtrait en effet difficile d’accepter l’Ukraine, candidate depuis juin 2022, tout en ignorant les candidatures des Etats de l’ex-Yougoslavie, candidats depuis de nombreuses années. Laisser à l’écart ces pays serait une opportunité pour la Russie de restaurer son influence dans cette région. Pour ce qui est de la politique interne à l’UE, le poids démographique de l’Ukraine bousculerait les équilibres politiques actuels. Avant le début de la guerre, l’Ukraine comptait près de 44 millions d’habitants ce qui lui permettrait d’envoyer une cinquantaine de députés au Parlement européens, institution composée aujourd’hui de 705 élus. 

L’adhésion de l’Ukraine aurait, enfin, des répercussions non négligeables sur les équilibres géostratégiques de l’UE, à savoir un déplacement encore plus prononcé du centre de gravité vers l’est, un éventuel renforcement du bloc conservateur qu’est le groupe de Visegrad (Hongrie, Pologne, République tchèque et Slovaquie) … et un renforcement de l’influence américaine ? Car, si l’UE s’engage pleinement aux côtés de l’Ukraine, il n’en demeure pas moins que les Etats-Unis restent de loin le premier soutien de Kiev. Patrick Martin-Grenier, professeur à Sciences Po, estime à ce sujet : « Malgré leur enthousiasme à vouloir intégrer l’UE, les Ukrainiens savent ce qu’ils doivent aux Etats-Unis, ce qui pourrait devenir une difficulté ». Certains vont plus loin, à l’image de Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), qui estime que l’Ukraine serait « un nouveau cheval de Troie américain en Europe ».

L’Ukraine, terre martyre à plusieurs reprises dans son histoire, a opposé une résistance inattendue à l’envahisseur russe dans les premières semaines du conflit. Volodymyr Zelensky, l’incarnation de cette résistance, a suscité l’admiration des Européens et aujourd’hui les presse et les bouscule pour faire avancer les intérêts ukrainiens. En refusant la passivité et la résignation face à l’ennemi russe, l’Ukraine emporte dans son sillage les Européens, les pays européens et l’Union européenne. 

Sources :

  • Metsola Roberta, « L’Ukraine, c’est l’Europe, et l’Europe, c’est l’Ukraine », Le Monde, 22 février 2023
  • Vincent Faustine et Pascual Julia, « Avec la guerre en Ukraine, l’Europe connaît son plus grand mouvement de réfugiés depuis la seconde guerre mondiale », Le Monde, 21 février 2023
  • Kauffmann Sylvie, « L’Allemagne avait la supériorité économique, la France la supériorité stratégique. La guerre en Ukraine brouille les cartes », Le Monde, 5 juillet 2023 
  • Minassian Gaïdz, « « Ukraine, le double aveuglement » : erreurs russes et occidentales sur un conflit », Le Monde, 14 avril 2023
  • Iwaniuk Jakub, « Le retour en grâce de la Pologne, effet collatéral de la guerre en Ukraine », Le Monde, 24 mars 2023
  • Iwaniuk Jakub, « La Pologne, incontournable depuis le début de la guerre en Ukraine, continue à affaiblir l’Union européenne », Le Monde, 3 juin 2022
  • Malingre Virginie, « Les Vingt-Sept s’inquiètent des conséquences d’un élargissement de l’UE à l’Ukraine », Le Monde, 29 juin 2023
  • Semo Marc, « L’élargissement de l’Union européenne ne doit pas oublier les Balkans », Le Monde, 12 mai 2023
  • Delrue Marine, « Hormis l’Ukraine, quels sont les pays candidats à l’entrée dans l’UE ? », Le Monde, 19 mai 2023
  • Malingre Virginie et Albert Eric, « Ursula von der Leyen : « A long terme, il est impossible que l’Ukraine ne soit pas membre de l’UE » », Le Monde, 22 juin 2023
  • David Romain, « Quelles conséquences pour l’UE en cas d’adhésion de l’Ukraine ? », Public Sénat, 2 février 2023