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Tribunes étudiantes : zéro politique ?

Cet article a été écrit en toute subjectivité par un étudiant d’emlyon. Le M offre la possibilité aux étudiants de s’exprimer librement dans le cadre de la rubrique “Opinion”.

Un camarade qui m’est proche a récemment écrit un article très intéressant à propos du rôle des tribunes politiques dans les écoles de commerce. Son article essaye de cerner avec précision ce qu’est une tribune étudiante et, si je le rejoins en théorie, je me permets de reprocher à son texte de dépeindre une tribune idéale qui fait fi du contexte dans lequel elle évolue. Je veux au contraire montrer le risque mortel des tribunes étudiantes : si l’homogénéité des conditions sociales des étudiants est un véritable risque, elle est plus la cause qu’une conséquence du problème, le véritable problème étant l’absence de politique dans les débats permis par la tribune.

 Par Alexandre Fournet, étudiant à emlyon

Car si je reprends la définition d’une « tribune » étudiante, est-ce que des associations comme Les Mardis de l’Essec en invitant Fianso ou bien même Forum en invitant HugoDécrypte ne font pas ce que toute tribune fait, à savoir relayer une parole qui plaît à une certaine génération en mandat ? Ces choix d’invités proviennent assurément des étudiants eux-mêmes, non pas de l’administration : on ne pourrait soupçonner alors ces associations d’inviter ces personnalités parce qu’elles le doivent, ou parce qu’elles y seraient contraintes. On peut alors dire que la fonction de la tribune remplit son rôle, à savoir donner un espace de parole à des personnalités qui parlent à une nouvelle génération. De la même manière, sur un plan plus politique et donc plus classique – et je parle d’une association que je connais bien en l’occurrence – en reléguant la parole d’Alain Juppé, conférence qui a fait salle comble la dernière fois à emlyon, on pourrait dire que Forum a accompli son rôle de relayer la parole d’un homme politique tout à fait digne, dont la carrière nous a été narrée avec bonhomie, tendresse et intelligence.

Dire qu’une tribune étudiante a pour rôle de relayer une parole est une chose. Pour chaque invité choisi, les conférences sont très à l’écoute et laissent l’invité parler à loisir, en alignant des bons mots. En revanche, peu se posent la question : qu’est-ce qu’une tribune est censée relayer comme parole ? Et, plus important : une tribune étudiante se doit-elle d’être politique ?

Il faut commencer par se poser la question du politique : qu’est-ce que c’est, que de se poser une question politique ? Si on définit la politique comme la manière de gérer la cité, alors oui, inviter Alain Juppé et François-Xavier Bellamy pour qu’ils racontent leur expérience politique a un sens. Mais ce n’est pas la vision que j’ai de la politique. Je la définirais également en ces termes : la politique, c’est quand des personnes doivent cohabiter ensemble, et qu’elles ne sont pas d’accord. Point. Quand des jeunes veulent faire une soirée et que les voisins sont des retraités qui veulent du calme, il y a politique, car il y a deux visions, deux intérêts qui s’affrontent. Il y a un dissensus qui ne peut être résolu à partir d’une vérité. A partir de cet intitulé simple, gauche et droite, souverainistes et européistes, lobbys industriels ou écologiques forcenés, garants du système ou anarchiques enragés, assimilationnistes ou multi-culturalistes doivent faire entendre leurs visions pour représenter la pluralité des opinions d’une société… Car qu’est-ce qu’une tribune, sinon le relais du pouls du monde ? Doit-on relayer le monde en mouvement ou le monde tel que l’administration d’emlyon veut nous le faire voir ?

Évidemment, ce que je viens d’énoncer est extrêmement schématique, mais dans l’idée il s’agit de retranscrire le rythme du monde dans ses oppositions et ses contradictions les plus diverses. En l’état, faire parler Alain Juppé montre une vision politique du monde : une vision de droite, au service de l’État, etc. Cela a un sens de le faire parler.

Quel est le problème alors ?

Si l’on veut réellement être une tribune étudiante qui relaie la parole de la société et non de l’administration emlyenne, le problème est double.

Le premier concerne le contre-point. Pour toutes les personnalités situées à droite qui ont été invitées (François-Xavier Bellamy, Charles Consigny, Alain Juppé, etc.), où sont les anarchistes, les gens de gauche, les artistes, les professeurs, les journalistes, et même les ultras et extrémistes de droite, comme les monarchistes ? Je ne suis pas naïf au point de penser qu’emlyon a un grand intérêt à laisser des personnalités qui ne correspondent pas à sa ligne éditoriale s’exprimer (d’autant qu’il faut le rappeler, emlyon reste une entreprise qui doit rendre des comptes). D’autant qu’on pourrait m’objecter que parmi ces gens-là, certains n’intéresseraient que deux ou trois personnes. Sauf que même là, ça coince : parmi les sujets ou les courants de pensée qui fascinent le plus la jeunesse, on peut dire que les idées d’extrême-droite et l’écologie ont une grande popularité : il est en ce sens dommage que Forum n’ait pas réussi à inviter deux candidats porteurs de ces deux idées-là, que sont Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon, qui est l’un des candidats à s’être le plus intéressé à la question écologique.

Le deuxième problème est plus retors et subtil, car il concerne plus précisément la forme de la conférence. Il faut que je m’avance avec prudence, car je suis moi-même divisé sur la question : je reconnais qu’il est préférable qu’un invité puisse s’exprimer calmement, en ayant le temps de développer sa pensée. Or par souci d’accès à un large public, ces conférences n’entrent pas vraiment dans le détail, et se contentent de retracer la carrière de l’invité : et c’est là que ça coince. Je dois reconnaître que la conférence sur Alain Juppé m’a agréablement surpris : les questions, notamment sur le référendum, étaient assez intéressantes car précises, et on a pu l’entendre prendre position. Dans l’avenir, il ne faudra surtout pas oublier que tout est politique, et que lorsque Mr. Juppé nous raconte sa carrière, même de manière plaisante, cela dépasse bien plus l’expérience du terrain d’un homme politique. Oui, nous sommes dans une école qui nous apprend globalement à devenir des gestionnaires, mais ce n’est pas pour ça que nous ne sommes pas au service d’une vision politique du monde, et cette vision politique peut à tout moment être en cause. De la même manière, si le parcours d’un Mr Juppé est tout à fait respectable, il reflète une certaine vision politique qui mérite toujours d’être contextualisée et remise en cause.

Je suis donc finalement d’accord avec mon camarade quand il dit qu’une tribune étudiante aurait tort de viser un horizon apolitique : rien ne serait plus inintéressant et serait de toutes manières un leurre car toute action relève d’un acte politique (que ce soit acheter un pot de Nutella jusqu’à inviter Eric Zemmour). En revanche, le problème n’est pas vraiment que les élèves sortent globalement tous d’une même condition sociale. Si cela accentue bien évidemment les rapprochements idéologiques dus à une même classe sociale, nous sommes également à un âge où nous sommes les plus ouverts à la différence et au débat des idées, et pas encore installés dans la vie active. Le plus grand risque serait un amollissement de notre pensée, une baisse de vigilance – comme disait Tocqueville – face à un faux paradoxe créé par l’administration elle-même, que je viens de résoudre juste au-dessus. L’administration voudrait nous faire croire qu’inviter Éric Zemmour reviendrait à lui donner du crédit et donc entacher son image en tant qu’école – et j’ai moi-même dit que tout est politique. Mais en réalité rien n’est plus faux. Premièrement, inviter Alain Juppé est autant une prise de position politique qu’inviter Eric Zemmour – si si, je vous assure. Inviter n’importe quel homme politique, je le répète, ne sera jamais neutre, et lorsque vous pensez qu’inviter Alain Juppé est un acte totalement neutre, c’est tout simplement que vous êtes d’accord avec lui. Enfin, pour revenir à Éric Zemmour, s’il y a le double contrepoint que je viens d’évoquer, à savoir inviter des personnalités lui étant opposées et surtout poser des questions qui remettent sa pensée en cause, avoir peur des extrêmes devient inutile, car une pensée puissante et vigoureuse saurait faire la part des choses. On concilie alors deux objectifs qui sont selon moi ceux d’une tribune étudiante : inviter des personnalités qui ont une forte résonance dans la jeunesse, tout en sachant les nuancer et les remettre en cause. Bien évidemment, je pars du principe que les élèves qui ont réussi les concours ne sont pas totalement idiots pour faire la part des choses – au cas contraire, il faudrait alors revoir pourquoi les classes préparatoires sont toujours qualifiées de « fabriques à élites ».  Comme beaucoup d’élèves je pense, je préfère finalement ne pas être d’accord avec des personnalités extrêmes – et claquer la porte de l’amphi JVD s’il le faut – plutôt que de devoir mollement acquiescer au prêche faussement neutre de personnalités de l’entre-deux.

Post-Scriptum de l’auteur : ce texte a été écrit avant le dernier événement de Forum “Débattons !”, qui s’est tenu le mercredi 23 mars 2022 à 18h00, et a permis à 6 jeunes de différents partis de s’affronter sur différentes thématiques à l’occasion de la prochaine élection présidentielle. Le texte ci-dessus n’en perd pas de sa valeur pour autant, bien au contraire : l’auteur doit plutôt admettre que c’est ce genre d’événements qui rend toute sa gloire à Forum. En effet, l’événement auquel nous avons assisté évite précisément tous les écueils recensés ci-dessus. Au problème de forme du flow de parole unique qu’implique la conférence, Forum a répondu en invitant une pluralité de représentants sur scène sous forme d’un débat ; au problème de fond de la fausse “neutralité” politique d’inviter un seul type d’invités sur scène, Forum a répondu en choisissant de présenter un large spectre d’idées en même temps sur la scène de l’amphi JVD. Cette tribune étudiante a ainsi accompli sa mission, qui est de relayer le “pouls” du monde dans ses contradictions et ses désaccords. Elle a offert à la promotion un échange fructueux et enrichissant entre différentes visions de la société, exposant clairement les arguments des uns et des autres sans jamais prendre parti. Voir s’affronter six jeunes allant de la France Insoumise au Rassemblement National en passant par les Verts est réellement réjouissant, et ceci confirme mon intuition la plus profonde : c’est seulement au moment où des gens sont d’accord pour être en désaccord que commence vraiment la politique.