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Les Français et la lecture : une pratique qui se transforme

Pour Le M, Libr’air s’est interrogé sur la relation qu’entretiennent les français avec la lecture. Confrontée aux nouveaux moyens d’information et de divertissement, la lecture semble souffrir du désamour progressif des français. Mais cette vision est-elle véridique ?

Par Claire de Montgolfier, Libr’air

Depuis plusieurs années, une inquiétude est tangible dans le monde de la littérature : les Français lisent moins. Entre les réseaux sociaux où l’on scrolle et l’on cherche un contenu rapide et efficace, et les plateformes de streaming vidéo en pleine expansion, il semble que le livre tombe en disgrâce auprès des Français. 

L’Enquête des pratiques culturelles des Français a interrogé des milliers de personnes en 2018 notamment sur leurs lectures et a fait ressortir que 38% de la population française de plus de 15 ans ne lisait plus, alors que ce chiffre était de 33% en 2008. En 2018, près de ¾ des Français disent lire moins de 10 livres par an. 

Toutefois, il convient de faire preuve de prudence, car, pour cette enquête comme pour les précédentes, la mesure de la pratique repose sur les déclarations des personnes interrogées. Or, le statut symbolique du livre s’effrite peu à peu ; il est donc plus facile d’avouer aujourd’hui qu’on ne lit pas, ou très peu, qu’il y a quelques années. 

D’ailleurs, le monde de l’édition ne semble pas trop pâtir de cette baisse du nombre de lecteurs. Le secteur de l’édition de livres a bénéficié d’un puissant rebond en 2021 et les ventes de livres ont ainsi progressé de 12,5% sur l’exercice. Cependant, le marché en lui-même reste décroissant et fait face à de nombreux défis (le numérique, que ce soit le numérique en général ou le numérique appliqué à l’édition des livres ; le seconde main…). 

Dès lors,la question se pose : les Français lisent-ils moins qu’avant, avant les réseaux sociaux, avant le Covid, avant le streaming… ? 

La banalisation de la lecture

Un premier véritable phénomène, qui peut expliquer cette baisse de la lecture, est la banalisation du fait même de lire. En effet, il y a quelques siècles, lire était synonyme d’intelligence, d’occupation d’un rang élevé dans la société. Aujourd’hui, la culture littéraire ne fait plus partie des pratiques constitutives de la formation, du recrutement et de la vie des élites. Le fait est que le bac littéraire ne représente même plus un dixième du total des bacheliers en 2015. Les formations élitistes supposent plutôt des compétences mathématiques, juridiques, économiques. La lecture n’en est pas absente mais elle remplit une fonction instrumentale d’accès aux connaissances et n’est ni une fin en soi, ni une source évidente de reconnaissance. En bref, la lecture a perdu son caractère sacré pour la société, et est devenue un loisir comme un autre, ainsi qu’un outil utilisé sur tous les supports (réseaux sociaux, sous-titres) pour servir une autre fin que celle de “lire”. Cela a transformé la lecture, la littérature, en un phénomène de niche : rares sont les romans faisant l’objet de débats au-delà du cercle du milieu littéraire. 

Cependant, cela n’a pas que de mauvais effets. Le livre n’étant plus une condition nécessaire à l’accès aux connaissances, au rayonnement dans la société, la lecture devient alors un choix personnel. “Je fais le choix de me mettre à lire parce que cela me plaît, et non parce que c’est presque obligatoire si je veux être bien vu de la société”. Ainsi, il existe toujours un marché littéraire qui, s’il est en recul, n’a jamais cessé d’exister. Débarrassés de toute pression à la lecture, les adultes (parce que les jeunes sont souvent encore sous l’emprise du « il faut lire ») peuvent construire leur pratique à travers la diversité de ce qui les constitue (histoire personnelle, rencontres, loisirs, etc.). Il y a alors de plus en plus de diversité dans les références littéraires de chacun, puisque chacun choisit ses lectures selon sa propre personnalité. Derrière les quelques titres phares se cache une diversité considérable non seulement dans la production éditoriale (plus de 68 000 titres publiés en 2018) mais aussi dans les lectures, telles que nous les révèlent les statistiques de ventes ou d’emprunt. Les livres vendus à moins de 10 000 exemplaires représentaient 63 % du total des ventes de livres en 2016.

Que dire alors du marché littéraire aujourd’hui ?

Le secteur de l’édition de livres a bénéficié d’un puissant rebond en 2021 et les ventes de livres ont ainsi progressé de 12,5% sur l’exercice. Lors du premier semestre, les restrictions sur les activités culturelles concurrentes à la lecture (théâtre, cinéma, etc.) ont d’abord permis de dynamiser les ventes de livres. En outre, la filière du livre a grandement bénéficié du Pass culture. Cette initiative du ministère de la Culture, généralisée en mai 2021, a permis aux Français de 18 ans de disposer de 300 € à dépenser en produits culturels (spectacles, théâtres, livres, abonnements numériques etc.). Ce phénomène a stimulé la filière du livre dans des proportions exceptionnelles, une tendance qui se prolongera en 2022 grâce à l’élargissement de ce dispositif aux 15-17 ans. Une véritable aubaine pour le segment des BD/mangas, puisque les achats via l’application du Pass Culture ont par exemple représenté plus de 7% des ventes totales du dernier manga One Piece. Mais en raison d’un effet de base défavorable, les ventes de livres reculeront de 3,5% en valeur en 2022. La hausse des prix à la consommation des livres compensera en partie la baisse mécanique des volumes consommés. 

Les maisons d’édition peuvent compter sur des auteurs vedettes (Guillaume Musso, Michel Houellebecq, etc.) qui continuent, comme chaque année, de dynamiser l’activité du secteur. À titre illustratif, Guillaume Musso, comme en 2020, retrouve deux de ses ouvrages dans le top 5 des livres les plus vendus en 2021. Il y a en effet deux mondes lorsqu’on parle littérature : celui des grands noms, avec des auteurs vedettes et ses géantes maisons d’éditions (Lagardère, Vivendi), et les tout petits, petits auteurs peu connus, petits éditeurs, qui ont pourtant toujours une part du marché. 

Au niveau des thématiques abordées en littérature, les livres suivent les grandes tendances. La production d’essais consacrés aux femmes a augmenté de 15% entre 2017 et 2020 (+44% pour les livres jeunesse). Le livre numérique est aussi très en vogue : il permet de pratiquer une plus grosse marge et de “moderniser” un secteur qui peut parfois pâtir d’une image vieillotte. Ainsi, le poids des ventes des livres numériques a encore progressé, pour atteindre 9,5% du total des ventes de livres en valeur en 2020. Une dernière mode est celle de la seconde main, et elle touche aussi la littérature. Avec l’essor du numérique, de nombreuses plateformes (RecycLivre, Momox Shop, Amazon, Leboncoin) ont mis la main sur le marché de l’occasion. À titre illustratif, le trafic internet du site RecycLivre.com a progressé de 161% en 2021. En physique, de nombreuses librairies d’occasion voient le jour, ce qui court-circuite la filière du livre traditionnelle. Outre l’effet de la pandémie, l’essor du livre d’occasion s’explique par deux autres raisons : un moindre coût et un impact écologique positif. 

Anéantir, le dernier roman de Michel Houellebecq.
Crédits : Editions Flammarion

En conclusion, les Français lisent toujours, même si le volume est bien moindre car d’autres canaux de connaissance et de culture sont apparus. Ils lisent surtout différemment : la lecture est un outil, ou bien un loisir que chacun appréhende comme il le souhaite. La pression sociale à lire est bien moindre et, si pression il y a, elle se situe plutôt sur le marché lui-même, à un niveau économique. Il paraît aussi important de rappeler que “lire un livre”, ce n’est pas seulement lire un roman écrit il y a 3 siècles dans un Français compliqué ; tout support papier ou numérique peut offrir un texte réfléchi : mangas, BDs, magazines, journaux, Webtoons, développement personnel… Les Français lisent plus qu’on ne le croit !