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Le Livre des Aînés ou le livre des recettes de grand-mère

La série de confinements a fait de nombreux dégâts en renforçant les extrêmes : les personnes isolées se sont retrouvées plus isolées encore et les personnes socialisées se sont vues privées du jour au lendemain de leurs attaches sociales. Avec l’isolement, causé par une distanciation imposée, la solitude a débordé de toutes parts. C’est dans ce contexte de fracture sociale que trois étudiants d’emlyon ont lancé leur projet qui tente de recréer du lien entre deux générations là où il n’y en avait plus temporairement ou à plus long-terme et ce, à travers un même langage, la cuisine. En ligne avec les “recettes de grand-mère”, retour sur un projet aux effluves de la madeleine de Proust.

Par Carole Zheng, rédactrice chez Verbat’em 

Bonjour, est-ce que vous pouvez commencer par vous présenter brièvement ?

Tony : Moi, c’est Tony, je suis en 2A à emlyon business school. Avant d’arriver à emlyon j’ai fait un M1 en système d’informations et de connaissances. Je suis actuellement membre de l’association Genius emlyon, l’association d’entrepreneuriat et d’innovation. Je viens de finir mon stage au poste de Data analyst chez Ubisoft.

Paul : Pour ma part, je suis Paul, je suis également en 2A, AST, avant d’arriver à emlyon, j’ai fait une double-licence Bachelor management et business administration entre Toulouse et Berlin. J’ai beaucoup voyagé pour mes études et je suis intéressé par l’ouverture à l’international. Je suis actuellement en stage en Suisse en trade marketing dans un groupe de cosmétiques, et je suis très intéressé par les industrie créatives, les savoir-faire et le secteur du luxe.

Jean-Eric : Bonjour, je m’appelle Jean-Eric MAO, je suis en 2ème année emlyon business school, dans la même promotion que Tony et Paul. Avant d’arriver à emlyon, j’ai fait une licence en économie à Panthéon-Sorbonne à Paris. 

Nous en venons à votre projet de livre de recettes de grand-mère, en quoi consiste-t-il ?

Paul : Notre projet s’appelle “Le Livre des Aînés”. Tout a commencé avec Tony, qui a constitué l’équipe du makers’ project. L’objectif était de réaliser un livre à partir des recettes de nos aînés, de seniors isolés que nous rencontrerons au gré d’animations organisées au sein des EHPAD que nous aurions démarchés, mais aussi de seniors en situation de mort sociale i.e. qui n’avaient plus de contact avec qui que ce soit. Ce livre sera publié au format digital et possiblement imprimé au format papier pour le rendre disponible au plus grand nombre.

Jean-Eric : Comme l’a dit Paul, notre idée est simple : créer un livre de cuisine composé de recettes recueillies auprès de nos aînés, mais le projet va au-delà. Le fil conducteur de l’aventure reste les recettes de cuisine qu’ils nous proposent mais au-delà de cela, nous souhaitions véritablement passer du temps avec les seniors isolés, discuter avec eux, les écouter et partager un moment privilégié. Pour ce qui est de la genèse du projet, Tony nous a directement contactés, Paul et moi-même, pensant que l’idée et les valeurs autour de ce projet pourrait nous intéresser. Et il a bien fait ! Nous avons tout de suite adhéré. C’est un projet qui nous parle et nous correspond. De plus nous avons tous une famille, et cette cause nous touche personnellement.

Tony : Paul et Jean-Eric ont résumé les grandes lignes du projet. Je complèterais leurs propos en disant que le projet a pris d’autant plus de sens en période de covid qui a accentué le sentiment de vide au sein des EHPAD : plus de possibilité de visites ; mais ce vide a également été ressenti par les étudiants parmi lesquels nombreux se sont retrouvés isolés. L’objectif était véritablement de réunir ces deux générations.

Comment avez-vous fonctionné en termes d’organisation si vous ne pouviez pas entrer en contact direct avec les personnes âgées des EHPAD ?

Tony : Notre projet a connu plusieurs phases : la première phase a consisté à entrer en contact direct avec les personnes qui étaient chargées des animations dans les EHPAD des Girondines, notre EHPAD partenaire. Nous ne pouvions pas nous y rendre physiquement. Cependant, nous avons pu approcher les seniors par visioconférence, ce qui n’était pas non plus le format le plus adapté. C’est pourquoi nous avons concentré nos efforts sur la rouverture des EHPAD avec le système de vaccination, de test PCR et d’autorisation des visites. Cette première phase s’est achevée car le projet n’avait pas “pris”. Plusieurs raisons peuvent être invoquées : le format des ateliers ne plaisait peut-être pas, les animateurs ne semblaient pas motivés à faire vivre le projet ; une chose est sûre c’est que nous nous sommes orientés vers une autre population de seniors pour la seconde phase : les seniors isolés. Nous sommes allés directement à leur rencontre, en tâtonnant, en demandant autour de nous s’ils connaissaient des personnes âgées qui répondaient à nos critères, à savoir, des personnes âgées isolées ; nous avons également pu compter sur notre partenaire Arpavie, un groupe associatif gestionnaire de résidences collectives pour les personnes âgées et en particulier une résidence autonome à Vincennes, qui a été notre point de contact pour atteindre directement les seniors. Nous y avons organisé des ateliers pour présenter notre projet et commencer le travail de terrain en respectant les mesures barrières.

Je propose dans ce cas : Nous sommes allés directement à leur rencontre, en tâtonnant, en demandant autour de nous s’ils connaissaient des personnes âgées qui répondraient à nos critères, à savoir, des personnes âgées isolées. Dernièrement, nous avons signé un partenariat avec Arpavie Renon à Vincennes, un groupe associatif gestionnaire de résidences autonomes pour les personnes âgées. Cette antenne parisienne nous permettra de faire des ateliers de collecte de recette auprès d’aînés à Paris. 

Comment vous est venue cette idée de projet social et solidaire ?

Tony : L’idée du projet est venue après plusieurs constats cités au début. On souhaitait surtout créer du lien, or, créer du lien à partir de rien c’est compliqué. Il existe une tendance sociale, la consommation de livre sur support digital : le projet a donc pris le format d’un livre intergénérationnel dans le but de révolutionner les outils de médiation par Internet.

Paul : Le projet devait répondre aux problèmes qui se sont posés avec la covid. Cependant, le problème du manque de liens sociaux éprouvés par les seniors isolés ne date pas d’hier, voire s’accentue parce qu’il existe des clivages qui se forment entre des générations de plus en plus distantes. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, les populations sont amenées à vivre plus longtemps et de nombreuses personnes se retrouvent à vivre en solitaire. Le projet qui était censé être au format digital, nous l’avons repensé à ce moment-là, pour qu’il soit également au format papier. Nous l’avons appelé “Mémoires Gastronomiques : l’Art culinaire par nos aînés”, pour cette édition, nous avons compilé des recettes principalement françaises, mais on peut y trouver quelques recettes venues d’ailleurs. Ce livre des aînés, nous le voulons évolutif. Nous avons été d’une certaine manière le prototype et nous espérons que d’autres étudiants prendront notre relève pour porter le projet plus loin encore. Cette première version du projet a été un crash-test, nous avons accusé de certains échecs et avec la covid, de nombreuses échéances ont été repoussées. Nous avons déjà des recommandations pour améliorer le projet pour les prochaines équipes.

Quelles sont ces recommandations ? 

Tony : Il serait intéressant de mettre en évidence la rencontre des cultures et leur impact dans la confection de recettes : comment est-ce que l’immigration influence la cuisine française et inversement.

Paul : Pour cette édition, ayant rencontré des difficultés avec les EHPAD lors de la première phase du projet, nous sommes partis à la rencontre des seniors isolés individuellement afin d’échanger autour de la cuisine et nourrir ce lien de transmission, mais tout cela, sans véritable cohérence en termes de zones géographiques. Maintenant que nous avons plus de concret, nous pouvons adopter une démarche plus tangible et convaincante auprès des EHPAD pour les prochaines éditions. Il peut donc y avoir une réflexion autour des spécialités en fonction de la zone géographique et en fonction des origines.

Je souhaite justement revenir sur cette approche de la cuisine que vous décriviez. Le choix de la cuisine comme pratique sociale n’est pas anodine. Selon vous, dans quelles mesures la cuisine est-elle thérapeutique et rapproche les personnes toutes générations confondues ?

Tony : On parle souvent des “recettes de grand-mère”, je pense que cela ne vient pas de nulle-part, cela renvoie aux astuces de nos grands-mères qu’elles transmettent et c’est justement ce rapport à la transmission qui est très intéressant.

Paul : Disons que c’est comme une histoire. On vit parce qu’on nous apprend des histoires. C’est vrai qu’il y a cette approche thérapeutique comme tu le dis, si on reprend la base de laquelle nous sommes partis, il y a un clivage et il y a un public, les seniors isolés et les jeunes qui se sont retrouvés démunis face à la crise sanitaire. Là, on a voulu avoir des recettes “accessibles”, la thérapie passe par cette transmission qui crée du lien et par la pratique de la cuisine lorsque l’on se réapproprie des recettes.

Jean-Eric : Je pense que la cuisine doit être un des sujets qui peut dans une moindre mesure parler à tous, que ce soit les seniors ou bien les étudiants. La cuisine traverse le temps, est transmise de génération en génération, et c’est un moyen de se réaliser et de se dépasser. Ça fait toujours plaisir de cuisiner pour soi ou de cuisiner un bon plat pour les autres ! On connait tous les fameuses « astuces de mémé » qui subliment les plats et qui ajoutent cette petite touche spéciale. On est souvent fiers de pouvoir partager ses recettes – surtout lorsqu’elles sont réussies ! –  d’où la volonté des aînés de participer à notre projet. Par le sujet de la cuisine qui parle à tout le monde, nous avons pu nouer un lien intime avec chaque personne âgée.

En parlant de recettes de grand-mère, est-ce qu’il y a une recette du livre qui vous a touchés plus qu’une autre ?

Tony : Personnellement, la recette des 饺子 (ndlr : jiaozi, les raviolis chinois) m’a beaucoup touché. Je pense que cela vient de la manière dont elle expliquait les choses.

Paul : Pour ma part, j’adore la recette du bœuf bourguignon et elle nous a été donnée par Anita. Elle a une histoire assez touchante, son mari est décédé il y a deux ans, c’était le compagnon de régiment d’une de mes connaissances qui m’a donné son contact. Elle était assez réticente au début, pas convaincue par le projet ; elle ne se sentait pas capable de transmettre la recette et finalement le rendu est très sympathique ! C’était juste incroyable de discuter avec ces personnes ; ça s’est fait très naturellement ! 

Jean-Eric : Pour moi, l’idée même de « recette de grand-mère » fait écho à des mots : authentique, spécial, personnalisé. Des adjectifs qui témoignent tous de l’aspect unique des recettes qui sont transmises par nos aînés. Ce sont des recettes qui ont du cachet. Plus qu’une recette, nous avons 25 recettes à partager, toutes sont compilées dans notre livre qui est 100% gratuit !

Merci à Tony, Paul et Jean-Eric pour avoir partagé leur projet !