J’ai pu rencontrer Yves Cornu, alumni d’emlyon, à l’occasion d’une table ronde à distance organisée par le Career Center d’emlyon dans le cadre d’un cours sur les PME et les ETI, structures qu’il a décidé de rejoindre après plusieurs années passées dans de grands groupes. Son parcours et la solution que propose son entreprise FACIL’iti – rendre accessible le contenu numérique aux personnes en situation de handicap en matière d’accès et d’utilisation – a attiré mon attention pour ce M de rentrée sur le thème de la RSE. Le M est donc parti à sa rencontre.
Par Carole Zheng, rédactrice chez Verbat’em
Bonjour Yves, pouvez-vous commencer par vous présenter ?
Bonjour, je m’appelle Yves Cornu, j’ai 53 ans et je suis aujourd’hui directeur général de FACIL’iti et CEO de FACIL’iti Japon. Passionné de littérature russe, j’ai suivi une première formation littéraire en obtenant une maîtrise de russe à la Sorbonne, davantage par passion que dans une optique professionnelle. J’ai fait mon service militaire en tant que traducteur russe pour les attachés militaires qui devaient partir en URSS. Après maintes péripéties, il a fallu que je trouve un véritable métier. J’ai eu la chance d’intégrer Kiabi, un groupe de distribution de prêt-à-porter, en tant que responsable de magasin avant de passer au département des achats accessoires. J’ai ensuite fait le choix, après plusieurs années passées dans de grands groupes, de me diriger vers des PME. Je suis ainsi parti travailler en tant que directeur commercial chez un de mes fournisseurs qui avait une entreprise familiale située en Rhône-Alpes, avec plus de 150 ans d’histoire dans la confection des tissus de cravates. Par suite de problèmes de gouvernance, la famille qui était principalement actionnaire de la maison s’est retirée et je suis devenu le PDG de l’entreprise. Alors que le marché des cravates devenait moins intéressant, je l’ai repositionnée notamment dans la fourniture de tissus pour la haute couture. Je me suis associé avec 3 autres fabricants français de tissus spécialisés dans 3 régions de France pour construire un bureau de représentants tisserands à Shanghai. A la suite de toutes ces aventures, j’ai souhaité reprendre mes études, à commencer par la formation entrepreneuriale d’emlyon. Puis je me suis rendu en Suisse où mes projets n’ont finalement pas abouti, avant de revenir en France en tant que responsable de collection pour une entreprise dans la fabrication de chaussures haut de gamme. J’avais l’impression de tourner en rond et pour les quelques années de carrière qui me restaient, j’ai souhaité faire autre chose. Ma fonction de CONSEILLER AU COMMERCE DE LA FRANCE qui consiste à accompagner les PME qui souhaitent exporter leur activité à l’étranger, m’a permis de faire la rencontre d’une équipe bardée d’une ambition internationale et qui a développé un produit novateur, pas encore commercialisé sur le marché. Dans la même période, avait lieu le Congrès des conseillers au commerce qui réunissait plusieurs milliers de personnes, notamment des professionnels du CAC 40. J’ai décidé d’inscrire les membres de cette équipe au concours de pitch organisé ce jour-là afin de tester leur projet. Ils n’ont cependant pas pu s’y rendre et je leur ai proposé de pitcher à leur place. Je n’avais jamais pitché de ma vie, mais j’ai gagné le concours et c’est ainsi que l’aventure a commencé. J’ai pris la direction générale de l’entreprise, devenue FACIL’iti en 2018.
“Nous équipons aujourd’hui les sites des institutions de la Ville de Tokyo, de Kyoto, de Yokohama, mais également des musées et des entreprises privées. (…) la Mairie de New York ou encore le site du FMI.”
Pourriez-vous présenter plus en détail votre entreprise FACIL’iti ?
FACIL’iti est une solution développée par l’agence de communication ITI Communication basée à Limoges. Les valeurs qu’elle porte s’incarnent dans son quotidien. Engagée pour le respect de l’environnement, ITI Communication fait partie des premières entreprises de communication à avoir été certifiée ISO 14001. La valeur humaine irrigue l’agence, aussi bien dans la composition des équipes – dont certains collaborateurs sont en situation de handicap, en réinsertion sociale après un passage en prison ou issus de quartiers difficiles – qu’au travers de la mise en place d’un cadre pensé pour le bien-être au travail des salariés. Porté par cette dynamique, un stagiaire a eu l’idée suivante : les sites pourraient être beaucoup plus inclusifs rien qu’en adaptant l’affichage du contenu sur les écrans, sans même toucher au code des sites Internet. Selon l’OMS, 25% de la population mondiale souffre de troubles visuels ou cognitifs. Ces personnes rencontrent des difficultés à accéder au contenu numérique pour diverses raisons : contenu illisible, compréhension altérée par la condition de l’intéressé(e), interaction impossible. Le stagiaire en question a créé un groupe de travail et a collaboré avec de nombreuses associations afin de comprendre les problèmes rencontrés par les personnes accompagnées. Pour chaque problème rencontré, il a créé un site spécifique et adapté qu’il faisait par la suite tester aux membres des associations. Il pouvait ainsi déterminer si la solution apportée résolvait le problème initial. FACIL’iti est née en 2017 du mélange de toutes ces micro-solutions. Le groupe Banque Populaire a été notre premier gros client.
J’ai rapidement été contacté par le Ministère du Commerce Extérieur japonais. Le Japon est un pays dont la démographie est vieillissante. Sans immigration, avec un faible taux de natalité, le pays ne peut plus se permettre d’assigner des personnes à des postes de guichetiers, et tout se fait désormais en ligne. Il fallait donc trouver une solution pour aider les seniors. Je me suis rendu à leur invitation et leur ai proposé notre solution. Ils ont tout de suite été convaincus. Dès lors, nous avons décidé d’ouvrir une filiale à Tokyo, ce qui n’était pas du tout prévu dans notre business plan pour l’année 1. L’avantage d’être une start-up, c’est la flexibilité. Nous équipons aujourd’hui les sites des institutions de la Ville de Tokyo, de Kyoto, de Yokohama, mais également des musées et des entreprises privées.
Le succès s’est également confirmé en France et se confirme à l’étranger. Nous avons gagné de nombreux prix et récompenses dans différents secteurs. Lors de la Viva Tech, nous avons gagné le prix TF1 de la start-up de l’année, ce qui nous a permis d’intégrer l’incubateur de TF1 à la station F pour 6 mois ; mais nous sommes restés 18 mois. LVMH nous a sollicités par la suite pour intégrer leur accélérateur pendant un an. Nous avons remporté le prix de la Fevad (ndlr : la Fédération française du e-commerce et de la vente à distance) avec notre solution pour un e-commerce plus inclusif. Fnac, Darty, etc. tous ces sites sont équipés de notre solution. La pandémie a ralenti notre développement à l’international, mais nous avons tout de même remporté de beaux succès. A titre d’exemples, nous équipons la Mairie de New York ou encore le site du FMI. Nous comptons aujourd’hui 700 000 utilisateurs et une vingtaine de collaborateurs répartis entre le siège de Limoges, la station F à Paris et Tokyo.
Comment avez-vous vécu cette première expérience entrepreneuriale ?
C’est une découverte de tous les jours, et ce, d’autant plus que l’entreprise se développe rapidement. En 3 ans, il a fallu passer de l’artisanat à l’industrialisation ! Au-delà du management de notre petite équipe initiale, j’ai longtemps travaillé sur la partie commerciale en concentrant les efforts sur l’acquisition de clients et l’augmentation du CA. Puisque nous avons souhaité rester indépendants et avons fait le choix de ne pas lever de fonds, les rentrées d’argent étaient nécessaires pour continuer de développer FACIL’iti. Nous sommes très vite devenus rentables. Aujourd’hui, je me place davantage dans une posture managériale, je suis notamment responsable de la filiale au Japon, pays dans lequel je passe habituellement une semaine par mois. La particularité d’être dans une start-up du numérique est que 90% des collaborateurs ont finalement l’âge de mes enfants, cela me pousse à revoir mes méthodes de management.
“Mon travail actuel est fascinant de diversité culturelle.”
Quelles sont vos missions plus concrètement ? J’aimerais que l’on s’attarde sur celles que vous appréciez le plus et celles que vous appréciez le moins.
Je suis issu d’une formation littéraire, alors, autant vous dire que l’aspect financier de mes missions n’est pas ce qui m’intéresse le plus. La volonté d’acquérir ces compétences explique mon passage à emlyon, j’avais besoin d’asseoir mes connaissances pratiques par de la théorie. Ce qui m’attire le plus dans mon métier, au quotidien, c’est le management des équipes, très diverses chez FACIL’iti. Ce développement à l’international est au cœur de ce qui m’anime. J’ai beaucoup travaillé à l’international mais entre vendre et exporter un produit, et manager une entreprise japonaise, dont 100% des collaborateurs sont japonais, le travail est sensiblement différent. Mon travail actuel est fascinant de diversité culturelle et je suis amené à répondre à de nouvelles problématiques en les approchant différemment. Tout l’imaginaire créé autour des salariés japonais qui ne cessent de travailler s’est confirmé, je l’ai vécu et j’ai dû imposer des règles. Je sais que j’ai blessé des collaborateurs avec des propos trop directs. Lorsque j’ouvre ma messagerie le matin, j’ai toujours des dizaines de mails et la plupart d’entre eux ne sont que des échanges de formules de politesse. Les Japonais écrivent des mails comme ils se comportent au quotidien, avec un immense respect. C’est fascinant.
“En France et en Europe, on parle des thématiques de diversité et d’inclusion, et le handicap en fait partie. Aux Etats-Unis, lorsque l’on parle de “various inclusion”, c’est avant tout d’une problématique ethnique dont il s’agit. Le handicap – appelé “disabilities” – n’en fait pas partie et n’est donc pas géré par les mêmes personnes.”
Au gré de vos expériences, vous avez été amené à tisser des liens avec la Chine. Exporter votre solution dans ce pays fait-il partie de vos plans ?
Notre solution est disponible en chinois, cependant, nous ne sommes pas encore implantés dans le pays pour la simple raison que le marché est trop vaste. Je me suis rendu à plusieurs reprises en Chine à des fins de prospection pour évaluer l’intérêt de l’implantation de notre solution au sein de cette communauté, et je peux affirmer que nous ne sommes pas assez solides pour accéder au marché aujourd’hui. Sans compter la valeur technologique de notre solution qui est certes brevetée mais devra se confronter au droit chinois si nous décidons de nous exporter. Je ne dis pas que nous n’irons pas en Chine, je dis simplement que ce n’est actuellement pas le bon moment. Tenter aujourd’hui conduirait à l’échec de notre implantation. Actuellement, nous sommes présents au Japon, et depuis ce pays, nous avons pour projet de toucher la Corée et l’Asie de l’Est. La Chine arrivera dans un second temps.
J’aimerais maintenant revenir sur la thématique au cœur de votre projet, celle du handicap. Quelles sont les tendances que vous avez pu observer dans les pays où s’est implanté FACIL’iti ?
En France et en Europe, on parle des thématiques de diversité et d’inclusion, et le handicap en fait partie. Aux Etats-Unis, lorsque l’on parle de “various inclusion”, c’est avant tout d’une problématique ethnique dont il s’agit. Le handicap – appelé “disabilities” – n’en fait pas partie et n’est donc pas géré par les mêmes personnes. Intellectuellement, je trouve cela très intéressant car on voit que le sujet du handicap n’est pas tout à fait abordé de la même manière. Si je prends le contexte asiatique maintenant, la Japon et la Corée sont beaucoup plus avancés que nous autres Européens en matière d’inclusion physique du handicap. Lorsque vous vous promenez à Tokyo ou à Séoul, vous n’aurez pas un seul trottoir sans zones podotactiles pour les personnes malvoyantes, les feux de signalisation sont tous équipés et toutes les stations de métro sont accessibles en fauteuil roulant, ce qui n’est pas du tout le cas chez nous, en France. Cependant, les Japonais et les Coréens ont du retard en ce qui concerne le numérique, contrairement aux Etats-Unis qui est un pays en avance sur ce sujet. Finalement, on se rend compte que d’un pays à l’autre, le degré d’appréciation de l’inclusion numérique des personnes en situation de handicap est extrêmement variable. En Europe, on se situe dans ce que j’appelle “un ventre mou”, c’est-à-dire que nous avons des législations prévues à cet effet, mais elles ne sont que très peu mises en pratique. Nous sommes arrivés sur le marché avec un produit qui répond à des problématiques que les gens ne considéraient pas il y a 3-4 ans : pourquoi adapter le web pour un individu non-voyant ? Aujourd’hui, il existe des normes internationales d’accessibilité des sites web pour les personnes non voyantes. En France, le pourcentage de sites conformes est infime. D’autres problématiques doivent être traitées : les tremblements dus à la maladie de Parkinson ou causés par la prise de médicaments, ou encore la dyslexie, qui peuvent engendrer une interaction minime et désagréable avec le site ou une mauvaise compréhension du contenu. L’avantage de FACIL’iti est d’offrir une solution globale.
Est-ce que vous pensez que le mouvement avec la loi Pacte qui renforce l’aspect RSE vous a aidé à exporter et lancer votre produit ?
On ne peut pas nier le fait qu’il y ait eu une véritable prise de conscience – nous partions de très loin – mais l’évolution reste relativement lente. Il y a encore quelques années, lorsque nous démarchions des entreprises, nous ne savions jamais à qui nous adresser, il n’y avait pas de référent pour ces questions. Aujourd’hui, les grandes entreprises se sont structurées, le parcours est mieux fléché mais reste perfectible.
Lorsque j’ai rejoint l’équipe à l’origine du projet FACIL’iti, la raison était différente. Je quittais un univers “beau” et “lisse”, celui de la haute couture, pour un univers plus “réaliste”.
Souhaitez-vous ajouter un dernier mot ?
Je me replace dans le contexte de l’école, je suis ravi que l’on mette à l’honneur les PME et les ETI. Il est vrai qu’on a eu tendance à faire rêver les étudiants avec les grands groupes – les étudiants eux-mêmes en rêvent ! – toutefois les PME et les ETI ont un potentiel de croissance et de développement très important, et méritent qu’on s’y intéresse ! Lorsque je suis passé d’un grand groupe à une PME la première fois, la raison était simple : je souhaitais exister de nouveau en tant qu’individu. Je trouvais extrêmement frustrant d’être chargé d’une partie d’un projet seulement et de ne pas être responsable des tenants et aboutissants ; lorsque je me trompe, j’ai besoin de voir mon erreur et de la comprendre. Lorsque j’ai rejoint l’équipe à l’origine du projet FACIL’iti, la raison était différente. Je quittais un univers “beau” et “lisse”, celui de la haute couture, pour un univers plus “réaliste”. Je savais qu’en portant ce projet, je laisserais d’une certaine manière une trace. On a l’habitude de nous ranger dans des cases, mais lorsque l’on prend conscience que l’on ne se trouve pas dans la bonne case, il est compliqué d’en changer. Je pense que votre génération a tout intérêt à apprendre à grimper aux arbres.