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Déréglementation des marchés financiers : les conséquences sur les matières premières et sur l’économie réelle

L’envolée et la forte volatilité des prix des matières premières survenue récemment s’explique en partie par la survenue de la guerre en Ukraine, mais reflète surtout une financiarisation croissante et une totale dérégulation de ce marché. Transaction, dans cet article, vous présente les différentes étapes de la dérégulation du marché des matières premières, les différents outils utilisés pour atteindre cette dernière, ainsi que ses conséquences sur l’économie réelle.

Par Hugo Bouchema et Karim Ayoub, membres de Transaction

La déréglementation financière : un processus en plusieurs étapes

En signant dans les années 2000 le Commodity Futures Modernization Act, premier d’une longue série d’accords de déréglementation, le président Bill Clinton a autorisé « les fonds d’investissements à intervenir librement sur les marchés des matières premières ». Les prix encadrés, qui étaient autrefois la norme, ont disparu. Cette dérégulation, accompagnée d’une forte financiarisation, a laissé la place à de nouveaux acteurs : des sociétés de négoce tirant les ficelles du marché des matières premières. Ces entremetteurs alors peu connus du grand public se mettent à acheter et vendre par cargos entiers du pétrole, du blé, ou encore du minerai de fer. Progressivement, des sociétés dénommées Glencore, Vitol, Trafigura, Cargill ou encore Louis-Dreyfus Company deviennent des géants incontournables du secteur. En 2019, les quatre premières maisons de courtage en matières premières réalisaient un chiffre d’affaires de 725 milliards de dollars. Selon une étude menée en 2019 par  Michel Robe et John Roberts, respectivement professeur à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign et membre de la Commodity Futures Trading Commission, le régulateur américain, les purs spéculateurs financiers représentent entre 50 % et 75 % des volumes échangés.

Ainsi, depuis le début du millénaire et l’accélération de la dérégulation, les investissements dans les matières premières (ou leurs dérivés) sont devenus un élément majeur des stratégies de diversification de portefeuille des investisseurs. Ainsi, les volumes des produits dérivés en cours (open contracts) négociés en bourse sur les marchés des matières premières sont aujourd’hui 20 à 30 fois supérieurs à la production physique.

Concrètement, comment fonctionne le processus de financiarisation ?

Philippe Chalmin, professeur d’histoire économique à l’Université Paris-Dauphine, affirme : « En quarante ans, toutes les matières premières sont devenues des commodités qui s’échangent comme n’importe quel produit. La dérégulation de la finance sur les marchés américains et européens s’est accompagnée de la création de nouveaux produits financiers sur les matières agricoles, notamment des contrats à termes (engagement ferme de livraison d’un actif sous-jacent à une date future à des conditions définies à l’avance).

Ces contrats permettent aux spéculateurs d’acheter des produits agricoles en grande quantité sans la moindre intention de posséder la matière première en question. ce qui fait augmenter artificiellement la demande, et, par conséquent, fait grimper les prix, si bien que le blé fictif détermine le prix du vrai blé. Par mimétisme, d’autres investisseurs achètent en observant cette montée des prix, ce qui provoque un “effet boule de neige”. Ce dernier implique/correspond à une croissance des prix complètement déconnectée de l’économie réelle, loin de la relation entre l’offre et la demande. Ce processus entraîne finalement la formation de bulles spéculatives.

La financiarisation de ce marché se traduit également par la création de fonds indexés sur les matières premières. L’investissement massif sur ces fonds indiciels (ndlr : un fonds indiciel est un fonds de placement qui cherche à reproduire dans la mesure du possible le rendement d’un indice boursier précis, comme le CAC 40 ou le S&P 500) influence les prix des denrées alimentaires, non pas en se basant sur les tendances du marché mais par la dynamique du renouvellement perpétuel des contrats à terme. La seule possibilité d’effectuer des positions longues (être en position d’acheteur) pour les spéculateurs entraîne l’augmentation perpétuelle des prix. Les marchés des matières premières sont donc investis de spéculateurs purement financiers, à la recherche d’un profit sans intérêt pour le bien échangé.

Les conséquences sur l’économie réel : l’exemple des “émeutes de la faim”

Au début des années 2000, l’optimisme quant au renforcement de la sécurité alimentaire dans le monde dominait la pensée collective, porté par les avancées technologiques et les rendements de productivité toujours plus importants. Rien ne laissait présager la survenue de la plus grande crise alimentaire mondiale depuis 1974 et aux contestations qui s’en suivraient. 

En 2008, des milliers de personnes à travers le monde ont ainsi protesté contre la faim et leur précarité alimentaire au Maghreb, en Amérique Latine, en Asie centrale, etc…Ces protestations, nommées “Émeutes de la Faim”, sont nées en réaction à l’augmentation particulièrement importante du prix de certaines denrées alimentaires de base. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), le prix des céréales alimentaires aurait par exemple augmenté de près de 80% au cours de l’année 2008. Alors qu’il semblait s’éloigner, le spectre de la sous-alimentation est soudainement revenu sur le devant de la scène avec l’arrivée de 40 millions de nouvelles personnes en situation de précarité alimentaire.

Rappelons d’abord que les crises alimentaires ne sont pas spécialement rares dans l’histoire (celle de 1974 étant une autre grande crise majeure) et que les marchés des matières premières sont par essence assez volatiles. Ces crises proviennent généralement d’un déséquilibre de l’offre et de la demande à l’origine de la hausse des prix. Ainsi, en 2008, le monde a dû faire face à un double phénomène : réduction de l’offre d’une part (sécheresse dans les principaux pays exportateurs tels que l’Ukraine et l’Australie, et stagnation de la production dans les pays développés), et augmentation de la demande d’autre part (croissance des pays émergents et forte demande en agrocarburants notamment de l’éthanol aux Etats-Unis). A cela est venu s’ajouter un manque d’investissements et une augmentation du prix du pétrole qui ont aggravé le phénomène. 

La crise de 2008 n’aurait toutefois pas été bien différente de celle de 1974 si l’on en était resté là. Sur ces entrefaites, le contexte avait radicalement changé et les prémices de la crise des subprimes avaient déjà rebattu les cartes. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que la responsabilité de la financiarisation des marchés des matières premières ne soit soulevée.

Bien qu’aucun consensus n’existe sur le sujet, certains économistes ont explicité que la hausse des prix était bien trop importante pour n’être liée qu’exclusivement à un phénomène offre/demande et que cette crise devait aussi être interprétée à travers le prisme de l’intense spéculation sur les matières premières, qui s’était développée dans les années 2000. De plus, la corrélation entre la financiarisation des marchés alimentaires et la volatilité de ces derniers semble se vérifier de plus en plus avec le temps. Des études comme celle de l’International Food Policy Research Institute ont notamment démontré que les marchés à terme ne se contentaient pas de suivre les marchés spot (marchés au comptant) mais bien qu’ils étaient en mesure d’influencer les prix de ces derniers. Dans le cas de la crise de 2008, l’ampleur de la spéculation aurait été telle qu’il eût été impossible pour les acteurs des marchés au comptant de s’appuyer sur les marchés à terme afin de comprendre l’état de l’offre et de la demande et ainsi de fixer des prix adéquats, ces derniers étant totalement décorrélés/déconnectés du marché physique/de l’économie réelle.

Ainsi, l’afflux d’investisseurs en quête d’opportunités d’investissement après la crise des subprimes (souvent non connaisseurs du secteur des matières premières mais agissant par mimétisme), les hedges funds (ndlr : un hedge fund est un fonds d’investissement non indexé sur la bourse, ce qui permet de se couvrir du risque de l’évolution des marchés boursiers) et autres fonds indiciels poussant les prix vers le haut en achetant des positions longues misant sur une hausse des cours ainsi que la multiplication des contrats à termes en tous genres auraient fait monter artificiellement la demande, qui se serait ensuite répercutée sur le marché physique.

L’exemple de la crise de 2008 demeure néanmoins un cas extrême. La présence d’investisseurs et la spéculation ne sont pas mauvaises en elles-mêmes. Les investisseurs vont par exemple être indispensables au marché en octroyant un afflux de liquidités et en permettant aux producteurs et aux transformateurs de se couvrir contre les fluctuations du marché. En revanche, le danger apparaît quand cette spéculation devient excessive et que des milliards de dollars sont investis par des fonds dans de petits marchés. Dans ce cas alors, la spéculation peut devenir une menace pour les prix et la stabilité des économies tout en décourageant le développement du secteur agricole du fait des fluctuations particulièrement erratiques des cours.

Naturellement, toutes les économies ne sont pas affectées de la même manière. Les pays émergents et en développement sont les plus touchés par ces hausses de prix en raison de l’importante proportion du revenu des populations accordé à l’alimentation. Les pays développés sont eux davantage épargnés par ces hausses de prix en raison des différentes mesures de protection mises en place.

Vers quelle régulation se dirige-t-on ?

Face à ces nouvelles tendances déstabilisantes induites par la vague de néo-libéralisation, de nombreux États ont répondu par une série de réformes et de directives dès 2010 visant à harmoniser les marchés à terme. Aux Etats-Unis, le Dodd-Franck Act a conduit à la création en 2011 de la Commodity Futures Trading Commission, chargée de réguler et d’assurer la stabilité des marchés des matières premières notamment en limitant les positions des investisseurs financiers. Néanmoins, la pression de nombreux lobbys a peu à peu vidé ces initiatives de leur substance, diminuant grandement leur capacité d’influence. En Europe, ce sont les directives MIFID/MIFID II qui sont censées être les pendants du Dodd-Franck Act américain. Elles visent à renforcer la protection des investisseurs et à assurer plus de transparence notamment sur les marchés de gré à gré et des produits dérivés.

Malgré toutes ces mesures, le principal obstacle à l’investissement ne provient toutefois pas des Etats mais des multiples ONGs et de la société civile qui exercent une pression croissante sur les banques. Depuis une dizaine d’années, ces dernières renoncent en effet de plus en plus à investir dans des fonds agricoles pour leurs clients, de peur de voir leur image entachée…