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Concours Early Writers 2019 – Deuxième prix, Louis Gibout

Il est 7h20 et je me lève pour aller en cours. Je me lève mais je ne m’éveille pas, cela fait aujourd’hui deux jours que je n’ai pas dormi. Je sors difficilement de mon lit pour prendre un bus bondé qui m’amènera assister à un cours que je n’écouterai pas. Peu importe l’intervenant, peu importe le thème, j’ouvrirai mécaniquement la fenêtre de navigation de mon ordinateur en chargeant mes nouveaux maitres à penser ; JobTeaser et Linkedin. Une fois les pages actualisées je chasserai désespérément les 3 symboles qui obsèdent mon esprit : M&A.

Je dépose mécaniquement mes candidatures dans des entreprises dont je ne connais presque rien si ce n’est qu’un passage chez elles feraient de moi une personne meilleure. Autrement, pourquoi les gens autour de moi me parleraient-ils sans cesse de ces élus passés par les banques d’affaires, en invoquant leurs postes avant même leur nom et leur prénom ? Quelle est donc cette magie qui permet de réduire une personne, une histoire et une vie à une simple étiquette vernie de prestige ? Moi aussi j’aimerais apprendre cette formule qui me permettrait de cacher mes doutes, mes craintes et mes faiblesses derrière cette carapace de succès. À n’en pas douter, cette vie est celle que tout le monde doit désirer puisqu’elle incarne le ticket vers la liberté ; elle seule m’offre la sécurité nécessaire pour survivre dans ce monde froid et égoïste. Sinon pourquoi troquerais-je mon sommeil, mes amis et la fin de ma vingtaine pour ces personnes qui ignorent tout de moi ?

J’en suis certain, je désire cette vie, tous mes choix m’ont amené jusqu’ici. Enfant de bonne famille, mes parents m’ont donné l’éducation pour y arriver, j’ai toujours travaillé et côtoyé le haut du classement. En prépa j’ai mis mes passions de côté, je me suis éloigné de qui j’étais ; je me suis quitté pour y arriver. Arrivé en École, moi qui n’avais toujours connu que la docilité, d’abord à mes parents, puis à mes professeurs, j’ai un temps gouté la liberté. J’étais arrivé sur le toit du monde : une bonne école, une vie sociale active et du temps pour en jouir. Mais, en levant les yeux, j’ai aperçu une vieille amie que je pensais avoir laissé derrière moi sur le chemin de la vie ; après deux années de compétition en classes préparatoires à courir après le succès, la pyramide du prestige se dressait une nouvelle fois devant moi. Et soudain, malgré ma réussite, je me suis senti à nouveau ramené à ces pieds, contemplant avec envie son sommet et, ceux qui, en avance sur moi, gravissaient déjà ses pentes. 

Autour de moi, des foules entières échangeaient déjà leur liberté contre la soumission à un nouvel idéal, le repos fut de courte durée. Je m’interroge un instant ; sommes-nous en train d’avancer ou de fuir vers l’avant ? Comme si déformé par nos deux années de prépa, le vide nous terrifiait et que, plutôt que d’apprendre à l’aimer et le comprendre, nous repoussions cette échéance à plus tard. Mais tandis que cette pensée parcourait mon esprit, j’agrippais déjà la première pierre de la pyramide. 

Pourquoi apprendrais-je à savoir qui je suis aujourd’hui ? Je le ferai plus tard. Pas de temps pour ces doutes car autour de moi mes amis s’envolaient déjà vers le succès. Je m’élevais donc à tout prix sur les parois, j’y rencontrais de vieux démons ; le mépris, la pensée unique et la jalousie. Mais je n’apercevais nulle part l’empathie, l’introspection et la créativité. Je poursuivais pourtant mon ascension en sentant glisser de mes poches la sagesse et les idéaux que j’avais acquis en prépa, là où je vais je n’en ai pas besoin. 

Désormais plus léger je rattrapais certains camarades et me retournais sur mes anciens compagnons demeurés en contre bas ; ils sont petits, en taille comme en valeur. Pourquoi ne nous suivent-ils pas ? Que peuvent-ils espérer de la vie que ce sommet ne leur apportera pas ? Je les vois rire entre eux, se diriger vers des lieux qui me sont inconnus et se détourner de moi. Tant pis pour eux, d’où je suis je pourrai toujours les regarder de haut. J’aperçois sur la ligne d’horizon mes passions et mes rêves passés qui avancent au loin et disparaissent progressivement, des regrets parcourent mon âme mais je vois déjà autour de moi mes adversaires qui me rattrapent. Je serre les dents, respire et reprends mon ascension.

Je comprends de moins en moins cette compétition à laquelle je m’abandonne ; plus je m’approche du sommet, plus celui-ci me semble éloigné. Cependant je ne peux pas m’arrêter, pas après tous ces sacrifices, il ne me reste plus que quelques échelons à gravir. Est-ce l’altitude qui commence à jouer sur mon corps ? Je ressens une boule au ventre à regarder le sommet, mon souffle est court et mon esprit confus. 

Je suis en cours, rien n’a changé, je suis toujours dans cette école prestigieuse, mes succès sont toujours là mais je prends conscience d’une chose ; en choisissant de croire à cette pyramide et à son ascension j’ai inévitablement choisi de croire à la possibilité de la chute. Évidemment ma chute ne sera pas physique mais psychologique. Aujourd’hui, cela fait deux jours que je n’ai pas dormi.

Louis Gibout