Aujourd’hui, les mangas font partie intégrante de la littérature en France (preuve s’il en faut, le Mortal Kombook de Libr’air en 2020 ! ). Le public français se classe deuxième au classement des lecteurs de mangas, juste après le Japon et devant les Etats-Unis. Les succès tels que L’attaque des titans, ou la publication de manfras (contraction de manga et français) comme Veil (que nous vous conseillons vivement !) tendent à suggérer que le marché français s’est totalement approprié les codes du manga. En 2021, une bande dessinée vendue sur deux était un manga ; c’est le segment le plus important de l’univers BD ! Le segment des mangas sur le marché du livre est en dynamique constante depuis plus de cinq ans (augmentation des ventes de 120 % en 2021). Les manfras connaissent également un succès commercial non négligeable : on peut, notamment, citer Dreamland de Reno Lemaire, Radiant de Tony Valente (premier manga français publié au Japon !) ou encore Lastman de Bastien Vivès, Balak et Michaël Sanlaville (dont l’animé est, au passage, de très bonne facture ).
Pourtant, au début des années 2010 encore, beaucoup prédisaient la fin du manga qui ne semblait alors n’être qu’une mode passagère… Les mangas ont ainsi longtemps été regardés avec dédain par leurs opposants, ce qui n’a pour autant pas empêché leur, certes lente, appropriation par le public français. Comment en est-on arrivé là ?
Par Adèle Cliqueteux, de Libr’air
L’accès aux produits culturels japonais s’est fait progressivement, en arrivant par le biais de l’animé. Goldorak est le premier animé japonais (et perçu comme tel) diffusé sur les écrans français. Cette entrée sur le marché français s’accompagne cependant dès le départ de nombreux préjugés. Les jouets dérivés de l’univers Goldorak provoquèrent l’engouement des enfants, allant jusqu’à la rupture de stock ! Pour les parents et les médias en revanche, les animés japonais s’associaient à la violence et aux jouets bas de gamme. On se souvient, en 1989, Ségolène Royal s’était attaquée, dans son ouvrage Le ras-de-bol des bébés zappeurs, à l’ensemble des séries japonaises, qu’elle qualifiait de “nulles”, “médiocres” et “laides”. Elle fut au centre de la lutte contre la japanimation, aux côtés de l’hebdomadaire Télérama. Plus récemment, en 2010, Eric Zemmour, sur le plateau de l’émission “On n’est pas couché ”, déclarait à propos de la BD japonaise : “[c’est] une merde infâme avec trois mots de vocabulaire”. Ce dernier reprochait au club Dorothée (une émission de télévision française destinée à la jeunesse qui diffusait, notamment, des animés japonais) d’avoir “introduit un truc d’une rare indigence, d’une médiocrité inouïe”. Par conséquent, la télévision française et la japanimation entretiennent une relation épineuse depuis les années 1990.
Malgré ces critiques, l’engouement des enfants pour l’animé japonais est total et ce, dès les années 90. Les nouvelles chaînes privées, comme TF1 ou la Cinq, ont su saisir l’opportunité, car elles avaient justement besoin de contenus bon marché et avaient tout intérêt à diffuser les animés japonais. Le Club Dorothée, émission jeunesse diffusée sur TF1, affichait des parts d’audience allant jusqu’à 60 points auprès des quatre ans et plus. Le Club Dorothée a véritablement marqué toute une génération : en 2014, la chaîne C8 organisait une soirée spéciale “Génération Club Dorothée”, qui a réuni 1 million de téléspectateurs (4,3% de pda), 17 ans après la fin de l’émission.
À cette époque, les produits culturels japonais restent cependant conçus et pensés pour le public national, et non pour le public européen. Si de nombreux préjugés ont longtemps pesé sur les mangas et les animés, qui étaient perçus comme trop violents et trop vulgaires pour leurs enfants par beaucoup de parents, c’est à cause de cette spécificité. Les animés sont souvent perçus par les Français comme des « dessins animés » japonais, et les mangas comme des « BD Jeunesse » sans prendre en compte l’immense différence culturelle entre ces deux formats. Cela n’a pas été sans créer d’importants problèmes de traduction et d’interprétation au départ…
En effet, les animés et les mangas sont conçus pour un public bien plus large que le public Jeunesse, public vers lesquels ils étaient au départ dirigés en France (signe d’une meilleure compréhension des spécificités de l’animé, certains sont désormais déconseillés au moins de 10 voire 12 ans). Dans les années 80, les doubleurs essayaient alors tant bien que mal d’adapter les dessins animés japonais à un public français en édulcorant une violence qu’ils jugeaient inappropriée. L’exemple paradigmatique est l’animé City Hunter, diffusé en France sur TFI sous le nom de Nicky Larson.
Or, comment peut-on traduire avec justesse City Hunter si l’on doit en édulcorer la violence et la vulgarité ! Rappelons tout de même que le héros principal, Nicky Larson, est un pervers fini et ne peut s’empêcher de séduire une femme lorsqu’il en voit une. Finalement, la censure française accentue le ton comique des scènes de l’œuvre, pour destiner l’œuvre aux enfants ; on perd, évidemment, le caractère tragique et sérieux de certaines scènes.
Face aux incohérences des traductions, les amateurs de culture japonaise cherchèrent à retrouver de l’authenticité dans les mangas publiés en français. Les premières librairies japonaises spécialisées ouvrent en France à la fin des années 90 et donnent un meilleur accès à la « véritable » culture japonaise. De l’avis des éditeurs spécialisés également, les mangas et animés ne peuvent pas être compris si les formats originaux ne sont pas respectés. Les nouveaux mangas publiés ne sont donc désormais plus considérés comme des produits destinés uniquement aux enfants, ce qui permet de produire des versions non-censurées et mieux traduites.
Parallèlement, les animés japonais sont, cependant, moins diffusés à la TV et l’animation japonaise ne représente plus que 7 % des séries diffusées en France à la fin des années 90. Il y a une véritable dissociation qui se crée entre l’animé et le manga, qui ne respectent plus les mêmes codes de traduction et dont les droits sont possédés par des groupes différents. A cette époque, l’animé n’a pas évolué aussi vite que le manga et continue d’être traduit à la façon d’un dessin animé traditionnel.
Les nouvelles éditions de manga respectent au contraire davantage les codes japonais ; inversion des planches voire lecture de droite à gauche, format livre de poches, onomatopées traduites et dessinées, couverture cartonnée souple à rabat… Le manga devient une véritable porte d’accès pour comprendre le pays, et l’on cherche au maximum à respecter les codes traditionnels de l’édition. Cela nourrit des antagonismes dans le milieu de la BD : réaction conservatrice pour certains (qui voient l’arrivée de produits culturels japonais comme un danger pour la littérature française), réaction puriste pour les autres (qui ne trouvent jamais les traductions assez fidèles).
La concurrence entre les éditeurs les pousse également à aller toujours plus loin dans la recherche d’un caractère « exotique » dans le manga, et ce afin de plaire aux amateurs. C’est un univers à part qui se crée, relayant, notamment par la pratique médiatisée du cosplay, des clichés toujours plus variés, allant de la geisha au samouraï en passant par le robot géant. Cela ne reflète pas pour autant la réalité de l’univers du manga japonais. Si ces deux tendances révèlent un intérêt marqué pour le Japon et pour son univers culturel, ces nouveaux mangas ne peuvent jamais prétendre être similaires à leur version originale, et peuvent même sembler s’en éloigner. Par exemple, Miyazaki serait, selon certains, devenu « l’équivalent du Disney Japonais » tant il a réussi à importer un univers japonais idéalisé en Occident.
C’est en 2005 (environ) que le manga sort enfin de sa marginalité. Le lectorat visé n’a plus spécifiquement de connaissance ou de goût pour le Japon. Le manga redevient un produit littéraire et non plus un objet purement exotique. Pour plaire à tous les lecteurs, certains mangas sont même publiés dans deux versions différentes, l’une en grand format à lire de gauche à droite, et l’autre en petit format à lire de droite à gauche. Il existe également des produits dérivés uniquement créés pour le public français, pour séduire un public plus large. La bibliothèque verte d’Hachette propose des récits inspirés des mangas à succès… Les maisons d’édition françaises se sont particulièrement bien appropriées l’univers du manga. L’éditeur japonais Kazé reste d’ailleurs un éditeur mineur par rapport à Pika (racheté par Hachette), Kana (propriété de Média Participations) et Glénat.
D’autre part, les codes de l’animé et du manga convergent de nouveau. Par exemple, Kana, du groupe Média Participations, accroît la visibilité de sa licence en ayant acquis à la fois les droits de diffusion audiovisuelle, imprimée et produits dérivés, comme cela se fait au Japon. De nombreux codes de traduction continuent néanmoins d’exister, et ce même pour un même manga. La présence en ligne des mangas et animés favorise la coexistence de multiples stratégies de traduction, notamment sur les noms des personnages. Le manga, signe de l’altérité au sein du marché du livre, provoque donc un rapport très ambivalent chez le lectorat français. Le manga a été considéré négativement, puis accepté et enfin valorisé à l’excès, dans une création constante de nouveaux stéréotypes.