Texte gagnant du concours Early Writers : Après Lui

Après Lui

Note de la rédaction : Le témoignage qui suit a été transmis à la rédaction du Krak’em le lundi 20 novembre 2017. La véracité et l’origine de ce texte sont encore en doute. Les seuls éléments dont nous disposons sont la date et la signature apposés à la fin du récit par son potentiel auteur.

 

  Il serait difficile de dire comment il est né. Peut-être serait-ce même impossible. Ni lui, ni d’autres aujourd’hui ne pourraient vous donner son nom. Tout ce que l’on peut dire de lui, c’est qu’il était.

  C’est ce qu’avait pensé Arthur en entrant dans la grotte où tant de signes inexplicables avaient été retrouvés, il y a de cela quelques d’années.

  La grotte, ou plutôt les grottes, avaient été déterrées en 1995 dans la région de Shek Hussen, en Éthiopie, non loin de là où l’on avait trouvé le squelette de Lucy. En revanche, les études avaient montré que ce site était encore antérieur à la naissance de Lucy. Les parois des cavernes étaient recouvertes de milliards de symboles incompréhensibles. Leur habitant était donc potentiellement le premier être conscient de l’histoire de l’humanité.

  Arthur était un scientifique, tout ce qu’il y a de plus froid et de plus rationnel. Son Dieu s’appelait Raison. Pour lui, l’enjeu de la science était de mettre fin à toutes les croyances. Aussi n’avait-il pas pu refuser l’offre de l’équipe britannique à l’origine de la découverte, il y a maintenant vingt-deux ans. Elle lui avait proposé, à cette époque, de s’occuper du décryptage des glyphes. C’est ainsi que sa grande quête avait commencé.

  Arthur Craftsmith avait appris rapidement par cœur la composition du site archéologique, et commencé à recenser les caractères sibyllins. Un premier hall débouchait sur sept différentes excavations. La première grotte était celle qui contenait le moins de symboles. Il fallut quatre ans à Arthur pour les déchiffrer. Selon lui, il pouvait s’agir du témoignage du premier être conscient. Cet être mort depuis des millénaires s’étonnait de ne connaître personne qui lui fut semblable. Il déclarait aussi être affligé de visions terribles pendant ses nuits. Il avait tenté de peindre ces songes sur les murs des autres grottes.

  Évidemment, avant même qu’Arthur ait pu décrypter cela, quelques journaux s’en étaient déjà donné à cœur joie à propos de la récente découverte. Un glyphe de forme vaguement circulaire leur avait suffi pour délirer sur les possibles origines extraterrestres de l’homme. La traduction de la première paroi ne fit que mettre de l’huile sur le feu.

  Mais tout cela ne dura pas longtemps. À partir du début des années 2000, Arthur garda les résultats de ses recherches pour lui. En effet, c’est à ce moment qu’il fut saisi d’un pressentiment atroce quant à la nature des « rêves » qu’il devait traduire.

  Après le décryptage de la première paroi, toute son attention fut retenue par un symbole bien particulier. Deux barres s’élevaient du sol au sommet de la voûte de l’habitation troglodyte. Autour, et se dirigeant vers celle-ci, se trouvaient deux silhouettes qu’Arthur prit d’abord pour des oiseaux. Au pied des deux barres, la paroi était entièrement teinte de rouge. Plus de deux mille traits étaient gravés sur le mur. Ils ressemblaient à ceux que l’on croise dans les prisons. Était-ce une date, était-ce un chiffre ? Que pouvait bien vouloir dire ce dessin ? Pour Arthur, septembre 2001 fut le moment d’une horrible révélation.

 


 

  Était-ce seulement possible ? Le premier être conscient avait-il pu prévoir cela ?

  La quête d’Arthur Craftsmith devint alors frénétique. Il se mit à chercher partout dans les symboles des preuves de cette théorie qui le hantait et qui le terrorisait. Il vit ou crut voir dans les parois mille événements clefs de l’histoire. Quatre carrés adossés à une pyramide et il voyait les jardins suspendus de Babylone. Quelques mètres plus loin, dans l’autre grotte, les navires espagnols s’approchaient de l’Amérique ; là, Gutenberg découvrait l’imprimerie ; ici, Pasteur utilisait le premier vaccin contre la rage. Plus son travail avançait, et plus sa foi en la raison et en le libre arbitre s’effritait. Pour chaque événement qui se produisait, Arthur trouvait un dessin qui lui correspondait et qui avait été là depuis des millénaires. La liste était longue : Napoléon, Seconde Guerre mondiale, crise des subprimes, apparition de l’État Islamique, attentats de Paris… Des milliers de graffitis le narguaient dans la roche.

  Plus on les regardait avec attention, plus les dessins étaient précis. Le scientifique avait l’intime conviction que la vie de chaque être humain était écrite sur cette pierre millénaire.

  Au fond, cela avait un sens. Du premier être conscient découle toute l’humanité. Dans son sang se trouve le patrimoine génétique qui va déterminer les possibilités et les actions de toutes les générations à venir.

  C’est à ce moment qu’Arthur se posa la question qu’il n’aurait jamais dû se poser. Il se mit à se chercher lui-même sur cette toile d’araignée du temps.

  Le 21 novembre 2017, Arthur Craftsmith fit brûler toutes ses recherches, et son laboratoire avec. Il marcha paisiblement jusqu’à Kensigton Avenue, s’assit sur un banc. Il n’eut pas besoin de regarder derrière lui pour savoir qu’un homme armé s’approchait. Alors, il déclara, à moitié pour lui-même et à moitié pour l’autre :

“Il serait difficile de dire comment il est né. Personne ne connaît son nom. Il fut le premier, et parce qu’il était, tout était déjà là, potentiellement mais pleinement, en lui.” 

L’homme derrière tendit son bras armé vers l’arrière du crâne d’Arthur Craftsmith.

“Alors, puisqu’il était là, et savait déjà tout, après lui, rien ne fut vraiment.” Le doigt presse la détente.

  Arthur fut trouvé le lendemain sur le pavé de Kensigton Avenue, l’œil brûlé d’avoir trop vu.

 

Arthur Craftsmith, Londres

Le 19 novembre 2017.