NB : Dans le cadre de sa rubrique « Point de Vue », Le M ouvre ses colonnes aux étudiants d’emlyon. Ils peuvent ainsi exprimer une opinion, une humeur, une conviction, en toute subjectivité, au travers d’articles. Le M propose aux étudiants de les accompagner dans la rédaction en leur apportant de précieux conseils, faisant d’eux de meilleurs rédacteurs. Les propos tenus dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs.
Par Alexandre Fournet,
Si l’on prend du recul, Black Mirror n’a de cesse de faire également référence à la manière dont les nouvelles technologies modifient notre rapport à la politique. Quelle est la charge subversive de ces dernières par rapport à la chose publique ?
A. Une faible charge de la dérive autoritaire supportée par la nouvelle technologie ?
Il y a quelque chose de véritablement étonnant dans la manière dont Black Mirror semble traiter le rapport entre le pouvoir et son usage de la technologie. En tant que citoyens, nous pourrions en effet penser qu’une utilisation abusive des nouvelles technologies dans une dérive autoritaire serait une ressource scénaristique incroyable pour une série de ce calibre. En tous les cas, je m’attendais à voir débarquer des épisodes traitant de scandales sanitaires ou sociaux, d’abus de surveillance généralisée ou même de l’ingérence de drones dans la société civile.
Il n’y a en réalité que deux épisodes qui semblent faire état d’une instrumentalisation de la technologie à des fins véritablement politiques. Le plus éclatant est Hated in the nation, où le délire panoptique du gouvernement finit par se retourner contre la population anglaise. Le deuxième, et le mieux réalisé selon moi, est Men against fire. Cet épisode est une vraie réussite puisque, en plus d’aborder un concept génial – des implants visuels qui font croire à des militaires américains qu’ils tuent des « monstres » au lieu de citoyens américains aux gènes plus faibles que les autres. Cela conclue un arc débuté avec The Entire story of you et White Christmas, et qui se conclura dans Arkangel – où cette technologie sera définitivement interdite par le gouvernement, dans l’univers de Black Mirror.
L’image pourrait faire penser à la cartographie d’une guerre nucléaire en approche, mais rassurez-vous ; il s’agit simplement d’un déferlement d’abeilles tueuses dans tout le Royaume-Uni ! (Hated in the Nation)
B. Un monde en proie au marché libéral-autoritaire
Il serait cependant injuste de ne pas mentionner trois épisodes qui impressionnent au moins par leur direction artistique, et qui dépeignent un monde ordonné par un système déshumanisant : Fifteen million Merits, Hang the DJ et Nosedive. Ces trois épisodes forment véritablement un triptyque dans Black Mirror, puisque ces trois épisodes décrivent un monde dont le pouvoir ou les têtes pensantes ne sont jamais véritablement pointées du doigt. En vérité, on montre beaucoup de choses, sauf cette partie plus qu’essentielle de l’équation. Comme si le monde imaginé avait été délesté de décideurs humains, ou qu’il leur aurait échappé à un moment donné. Dans Fifteen Million Merits, c’est un monde organisé selon des strates sociales très marquées par la capacité à produire de l’électricité en faisant du vélo pour produire l’électricité des écrans et des émissions qu’eux-mêmes regardent dans une sorte de roue de hamster infinie, le tout dans une atmosphère bétonnée qui rappelle des architectures brutalistes. Nosedive nous présente quant à lui un monde rose pastel, où les privilèges découlent des ratifications sociales données par les concitoyens qui se notent entre eux au vu de telle ou telle action, rappelant les délires de surveillance sociale dont a pu faire preuve la Chine. Enfin, Hang the Dj déroule un monde en ligne droite, proprement horizontal, régi par « le système » qui décide des rencontres entre célibataires plutôt nantis jusqu’à ce que l’algorithme décide, après moult essais, des partenaires idéaux sur un mode qui ne laisse aucune marge de manœuvre individuelle pour les personnes concernées.
Si on retrouve dans ces épisodes une constante liée à l’émancipation et à la capacité de s’inventer un autre avenir que celui dicté par le dessus, Il est donc difficile de retirer de ces épisodes une vraie articulation entre les exécutants et ceux qui subissent ces directives. On retrouve cependant cette description pour le coup assez peu subversive car moult fois répétée d’un mois livré aux affres d’un marché libéral qui aurait jusqu’à effacer les exécutants plus typiques, enfermant les personnages dans leur bulle de consommation aliénante – idée que l’on retrouvait d’ailleurs dans le cultissime Fight Club David Fincher, et qui se poursuit ici en insérant des éléments chiffrables, mesurables et quantitatifs dans le plan comme autant de notifications internes des personnages pour inscrire les personnages dans une « bulle » riche matérielle mais si pauvre spirituellement. Si l’idée est efficace et marche bien, elle reste peu subversive et assez classique dans son approche.
Des chiffres et des lettres (de haut en bas : Fight Club, Hang the Dj, Fifteen Million Merits et Nosedive)
C. Une nouvelle technologie subversive
Les attaques contre le « système » (du nom de la technologie utilisée dans Hang the DJ) sont donc plutôt nébuleuses et imprécises, car toujours limitées point de vue des individus. Black Mirror, dans ses épisodes les plus violents et percutants, opère surtout un renversement : la technologie est une force subversive (!) qui peut potentiellement représenter une menace pour le pouvoir en place. Nous sommes à l’opposé des idées présentées dans Hated in the Nation et Fifteen Million Merits, puisque cette fois-ci, tout un pan de Black Mirror s’échine à nous faire comprendre que la nouvelle technologie peut faire basculer l’équilibre en faveur de forces plus obscures. Ce sont ceux qui tirent les ficelles dans Shut up and dance, opérant une justice selon une loi du talion consistant à dévoiler au grand public les activités numériques sordides – dont la pédophilie – de certains personnages après moult menaces et coups de pression. C’est, dans une autre mesure plus étrange, la performance de l’artiste contemporain de National Anthem, qui finit par obtenir l’acte graveleux du ministre en jouant sur l’opinion publique.
Un épisode en particulier résume extrêmement bien cette tension, entre subversion et instrumentalisation. Il s’agit de The Waldo Moment, épisode étrange et qui détonne assez dans Black Mirror, puisqu’il aborde la question du politique de manière frontale – le seul, en réalité. Dans cet épisode, un personnage de cartoon prénommé Waldo va se voir projeté candidat le temps d’une campagne municipale à la suite d’un malentendu. Waldo, par son langage grossier et ses saillies verbales piquantes, apparaît comme le punchlineur et celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas face aux politicards rodés à la langue de bois. Il est aimé des citoyens car, lui, n’est pas hypocrite et dénonce les faillites du système : c’est le candidat antisystème par excellence, qui a pu faire penser à Trump pour beaucoup de commentateurs. Si Waldo rencontre un écho au sein de la population, c’est qu’il met le doigt sur un malaise, et particulièrement les faillites du monde politicien en tant que tel – on fait carrière en politique sans réelle passion pour la chose publique. Mais deux éléments viennent contrarier la courte carrière politique de Waldo. Premièrement, il est rapidement établi que le projet antisystème est un projet anti-tout, puisque Waldo n’a aucun début de projet – et pour cause, c’était à la base simplement un personnage de cartoon inventé pour un talk-show. Son créateur, un pauvre comédien qui n’a rien vu venir, se sent petit à petit coupable de proposer un tel projet pour ses concitoyens. Surtout, la fin de l’épisode signe la fin du subversif Waldo, puisque celui-ci finit par être totalement récupéré par le pouvoir en place comme une « marque » déposée servant de cheval de Troie pour obtenir les suffrages de la population. Cette idée, véritablement géniale, est seulement esquissée, mais elle témoigne du potentiel dévoiement de la chose publique, réduite au branding et marketing le plus éhonté pour la population. La subversion finit ainsi par être récupérée.
Non Waldo, montrer ses attributs sur la place publique n’est pas un programme politique… (The Waldo Moment)
En outre, on peut noter que le côté subversif de la technologie en regard du pouvoir en place apparaît furtivement dans Smithereens, lorsque la multinationale fournit des renseignements aux policiers quant à la prise d’otage en direct – avançant l’idée de plus en plus établie que la maîtrise des données personnelles par les multinationales est en passe de dépasser les connaissances mêmes de la police.
D. La virulence de la charge judiciaire
Il serait néanmoins mensonger de laisser à penser que Black Mirror est une série par trop complaisante envers le pouvoir en place. Sa charge se trouve ailleurs : elle vise plus précisément la Justice. Là encore, il est étonnant de constater à quel point la Justice est chargée par rapport au gouvernement, mais, après tout, la Justice est une forme de pouvoir. Il y a peut-être là un rapport avec la nationalité d’origine de la série, puisque certaines images font directement écho à des phénomènes qui ont moins cours en Europe qu’aux Etats-Unis. Le grand épisode sur la Justice, c’est évidemment White Bear, qui se finit par mettre la fille accusée sur un semblant de chaise électrique après avoir subi la mise en scène sordide par le monsieur Loyal du divertissement. On observe en filigrane une véritable charge contre la chaise électrique, qui se retrouve aussi dans Black Museum, dont les répétitions sur l’avatar digital renforcent l’image insupportable de cette mise à mort. Enfin, la cruauté de la Justice se révèle également dans White Christmas, dont les différentes sanctions progressent en cruauté jusqu’à la double sanction : l’exclusion sociale totale et définitive pour John Hamm, et la prison à quasi-perpétuité pour l’avatar digital de l’autre. Si Black Mirror n’a pas axé sa série sur les dérives totalitaires du gouvernement exécutif, elle va loin dans les potentialités de sadisme offertes par les nouvelles technologies aux instances de Justice.
La mise en scène d’une véritable procession de la honte, dans la vision de la Justice punitive alliée à la société du spectacle de White Bear
Subversion il y a ici, dans la violence des images proposés quant à la violence de la justice qui dépasserait les limites du moralement acceptable ; mais subversion aussi de cette critique du point de vue américain, dont les critiques sur le système de Justice émanent avant tout des européens (comme Lars Von Trier dans Dancer in the dark). Notons tout de même que cette critique reste modérée et assez répandue dans le camp démocrate américain.
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Et si tu ne lis pas celui de la semaine prochaine, je te répète les mots de cet illustre penseur qu’est Waldo : “suck my cock !“
Sous l’œil bienveillant de Waldo, voilà ce qui t’arrivera si tu ne lis pas le prochain article (The Waldo Moment)