Les grandes entreprises sont-elles véritablement engagées sur la question environnementale ? Qu’en est-il des plus petites d’entre elles ? Comment orienter leurs choix stratégiques ? À la croisée entre petites et grandes entreprises, Aude Le Leuch revient sur ces questions et nous apporte son regard d’expert tout au long de cet entretien.
Par Samuel BELLEMARE, rédacteur chez Verbat’em
Bonjour Aude, pourriez-vous commencer par vous présenter brièvement et nous parler de votre parcours ?
Diplômée de emlyon business school en 2001, j’ai débuté ma carrière à Londres dans le secteur bancaire puis j’ai rejoint PwC France en tant que consultant sur des missions d’optimisation financière.
J’ai ensuite souhaité intégrer un secteur d’activité qui me tenait à cœur et j’ai rejoint le groupe Suez, dans sa branche en charge de la construction de stations de traitement d’eau, notamment dans les pays en développement. D’abord sur une fonction d’audit interne, j’ai ensuite évolué vers des fonctions de direction financière de l’activité eau à l’international, puis du traitement des déchets. Ayant réalisé un master en développement durable à Dauphine en 2014-2015, j’ai ensuite rejoint la direction du développement durable de Suez.
A la recherche de nouveaux défis, j’ai quitté Suez pour être DAF (Ndlr : Directeur Administratif et financier) de Pur Projet, entreprise déployant des projets de plantation d’arbres pour le compte des grands groupes. Enfin, ma dernière mission chez Emmaüs m’a permis d’apprécier les enjeux de justice sociale dans la gestion et le pilotage d’une activité.
Pourquoi avoir décidé de mettre la RSE (responsabilité sociale et environnementale) au centre de votre parcours professionnel ?
J’ai d’abord cherché un secteur qui me plaisait, qui était selon moi porteur de sens, en l’occurrence l’eau. J’ai ensuite évolué vers la RSE. Aujourd’hui, je croise de nombreuses personnes à la recherche d’un « métier qui a du sens », comme si cela était une caractéristique intrinsèque à une fonction, à une activité. Selon moi, la notion de sens est propre à chacun, c’est à la fois un métier que l’on aime et dans lequel on se projette à long terme. Cela peut être planter des arbres, créer des parfums, enseigner, ouvrir un restaurant, tout peut être porteur de sens à titre individuel.
Durant votre parcours professionnel vous avez essentiellement fait partie de grands groupes. Considérez-vous que les grandes entreprises agissent à hauteur de leurs moyens sur la thématique RSE ?
Il est évident que les grandes entreprises ne sont pas suffisamment engagées sur la question environnementale. Elles en sont très souvent stigmatisées. Pour autant, les PME (Ndlr : petites et moyennes entreprises), les associations ou les particuliers n’agissent pas non plus à la hauteur de ces enjeux. C’est une problématique globale qui nécessite un engagement et une transformation de tous. Il n’y a pas d’un côté les PME bienfaisantes et de l’autre les grandes entreprises, mauvais élèves.
Il ne faut pas non plus tomber dans la généralisation et dire qu’aucune grande entreprise ne fait d’efforts. Si une réelle prise de conscience s’est opérée dans certaines d’entre elles, les changements peuvent quant à eux prendre du temps à apparaître.
Quelles formes d’incitations existent pour encourager un tournant RSE des entreprises ?
Selon moi la plus grande pression qui amène les entreprises à se transformer, notamment celles du B2C (Ndlr : business to consumer), vient du grand public. En effet, les consommateurs deviennent de plus en plus exigeants vis-à-vis des entreprises sur la gestion de leurs impacts environnementaux. Ainsi que les salariés et les jeunes diplômés arrivant sur le marché du travail. Ainsi, les entreprises ne doivent pas uniquement gérer leurs risques réputationnels, en cas d’accident social ou environnemental, mais également leur attractivité vis-à-vis des clients et des candidats. Cela représente un vecteur de transformation important. Mais beaucoup trop long, d’autant que consommateurs et salariés sont souvent insuffisamment avertis sur les questions environnementales, acceptant trop facilement le beau discours des entreprises.
Finalement, du côté de la sphère politique, on commence à percevoir une volonté de régulation. Malheureusement, les outils et réglementations déployés restent de l’ordre du déclaratif, sans obligation, ni sanction. Cela engendre des rapports souvent trop longs et trop compliqués pour un public non aguerri. Bien que quelques organisations soient là pour les décrypter pour nous, l’effet transformatif reste mineur à ce stade. Je crois personnellement au bienfait d’un durcissement de la fiscalité environnementale. Ce ne sera pas suffisant mais je le pense indispensable !
Puisque les entreprises semblent avant tout vouloir préserver leur image de marque, ne faut-il pas craindre le greenwashing ?
À écouter Jancovici, toutes les entreprises font du greenwashing. Et dans un sens, oui, elles font toutes du greenwashing, elles communiquent toutes sur la moindre action qu’elles entreprennent. Cependant, il faut aussi reconnaitre les efforts déployés et ne pas oublier d’où l’on part.
Les actions de compensation et les engagements à moyen ou long terme sont à prendre avec beaucoup de prudence car elles ne sont pas transformatives. Nous avons besoin de changer nos pratiques maintenant, pas de les compenser ou de s’engager à les transformer demain. Cela nécessite le plus souvent un investissement à long terme quand les entreprises raisonnent encore beaucoup trop sur le court terme. A nous de les accompagner dans cette voie de transformation sans oublier leurs contraintes de rentabilité, qui elles aussi sont à repenser.
Si cette méthode n’est pas la plus rentable à court terme, n’est-il pas encore plus coûteux de ne rien faire ?
Si bien sûr, un vrai dilemme se présente aux entreprises. La filière du déchet a par exemple historiquement eu recours à l’enfouissement ou à l’incinération et cherche aujourd’hui à aller de plus en plus vers du recyclage. Mais il est dur pour les acteurs économiques de se décider à s’engager sur des pratiques moins rentables à court terme, qu’ils maîtrisent moins, et sur lesquelles leurs employés ne sont pas formés. C’est en partie pour cela que le changement d’orientation des entreprises peut prendre du temps. Et pourtant si elles ne s’y engagent pas, elles mettent leur avenir en danger. Suez s’est engagée dans cette transformation, non sans difficulté.
En somme, peut-on affirmer que sans la pression médiatique il n’y aurait pas eu un engouement aussi important pour la RSE au sein des entreprises ?
Absolument. La pression médiatique oblige les entreprises à s’engager sur la voie de la RSE pour conserver leurs profits. La rentabilité, et l’aspect financier plus généralement, occupent encore une place trop importante. La maximisation du profit demeure perçue comme une fin en soi, ce qui biaise toute la gestion de l’entreprise à court et moyen terme. Il faut donc redonner sa juste place à la finance : un moyen et non une fin.
Comme énoncé au début, vous avez intégré l’entreprise Pur Projet fondée par Tristan Lecomte suite à votre passage chez Suez. Nous faut-il plus d’initiateurs comme Tristan pour ouvrir la voie aux grandes entreprises qui apparaissent finalement davantage comme des followers ?
Il est certain qu’il nous faut davantage d’accompagnateurs du changement et de détracteurs, qui nous aident à décrypter les messages mais aussi, qui perçoivent les opportunités de faire les choses autrement, qui vont inspirer vers un nouveau mode de vie et de gestion de nos activités. Cyril Dion, Jean Marc Jancovici en sont de très bons exemples. J’ai beaucoup parlé de contraintes, mais je reste convaincue que l’innovation environnementale est une formidable opportunité. Faire mieux et non faire plus.
Aujourd’hui de plus en plus d’étudiants se tournent vers un cursus en finance durable. Un mot pour eux ?
Si je n’avais qu’un seul mot pour eux ce serait : foncez ! La finance est un secteur d’autant plus à transformer qu’il est vecteur de transformation de nos modes de gestion en général. Les objectifs doivent y être repensés ainsi que la place de la finance dans notre économie.
Beaucoup d’acteurs du monde financier restent très peu formés aux enjeux du développement durable. Leurs messages doivent être mis à l’épreuve, entendus avec pragmatisme et esprit critique. Alors, rejoignez les institutions financières ou les directions financières des entreprises, car même si elles parlent beaucoup de RSE, elles sont encore loin du compte. Elles ont besoin de critiques constructives et de nouvelles manières d’appréhender l’avenir !