Le thème de ce dossier est l’entrepreneuriat, concept englobant l’entrepreneur et l’entreprise. Je propose ici de revenir sur les mythes autour de ce thème, qui est économique, et politique.
L’entrepreneur
Le terme d’ « entrepreneur » est typique de la manipulation du sens de certains mots. Dans ce cas précis, entrepreneur désigne un concept et son contraire, si bien qu’il ne désigne plus grand monde. D’un côté, l’entrepreneur est vu comme un héros, une personne unique parmi la foule, auquel la société devrait sacrifier ce qui ne l’a pas encore été. En même temps, le même discours politique encourage tout le monde, et en particulier ceux qui voudraient un travail mais n’en ont pas (les chômeurs), à devenir entrepreneur ; c’est la « start-up nation ». L’entrepreneur est-il alors extraordinaire et rare ou ordinaire et commun ? En réalité, il reste rare, car la part de travailleurs indépendants dans l’emploi total recule dans les pays occidentaux (cas des auto-entrepreneurs liés à une plate-forme exclus, ces derniers faisant augmenter la part totale d’indépendants en France et au Royaume-Uni). Notons qu’aux Etats-Unis, même en comptant ces salariés d’Uber, Deliveroo et des autres plateformes, le travail indépendant diminue en proportion de l’emploi total. Et les sondages d’opinions faits sur les jeunes – la fameuse génération Y, autre terme vide de sens – révèlent qu’ils continuent à chercher dans leur grande majorité un contrat de travail à durée indéterminée (CDI). En effet, le CDI reste le passe-droit indispensable pour mener une vie normale (louer ou acheter un logement, contracter un crédit, etc.).
Michel Volle propose une classification des entrepreneurs en trois catégories : les sincères, les mondains et les prédateurs. Les sincères ont une idée de bien ou de service qu’ils croient pouvoir, en toute honnêteté, améliorer la société. De nombreux discours politiques, notamment celui du Mouvement des entreprises de France (Medef), font la part belle aux sincères. Les sincères ont probablement tendance à être naturellement empathiques et compréhensifs avec leurs salariés. Le problème est que la structure économique actuelle, le capitalisme actionnarial, avantage les entrepreneurs prédateurs au détriment des entrepreneurs sincères. Les sincères sont tôt ou tard forcés de s’aligner sur leur concurrence. Ils se font alors prédateurs, en se rangeant finalement dans la course au profit où tous les coups sont permis. Ils peuvent aussi se perdre dans la figure du mondain qui considère son entreprise uniquement comme son quart d’heure de gloire. M. Macron durant sa campagne avait lui-même prédaté les anciennes forces politiques tout en mettant en scène son image médiatique, tel un mondain.
L’entreprise
« L’entreprise » est un autre concept flou, soutenu par ce que Bruno Amable et Stefano Palombarini appellent le bloc bourgeois, nouveau groupe social marqué par l’unification autour de l’idée de « l’Europe ». Ces discours simplistes autour du thème « et moi, j’aime l’entreprise » ne sauraient se faire passer pour un début d’analyse. D’ailleurs, la réfutation « et moi, je n’aime pas l’entreprise » n’a aucun sens – personne ne soutient cela. En réalité ces deux phrases sont absurdes car le concept de « l’entreprise » est trop flou pour être défendu ou combattu en tant que tel. En économie, les deux principaux blocs antagonistes sont le capital et le travail – pas « l’entreprise » et le reste. Cette « entreprise » imaginée, constituée des entrepreneurs héroïques, des grands patrons et des actionnaires notamment, peut alors être vue comme la nouvelle émanation du capital. Les salariés aimeraient être payés plus, mais cela ne va pas aux patrons, qui aimeraient les payer moins. Non pas que les patrons seraient méchants, mais moins payer leurs salariés est simplement inhérent au fonctionnement de leur entreprise : toutes choses égales par ailleurs, de plus faibles salaires à verser permettront à l’entreprise de dépenser plus dans les autres postes de dépenses, comme le marketing, la prospection, la qualité des produits, etc. ; et ainsi (théoriquement, du point de vue du chef d’entreprise) de se développer et de croître, but du système productif qui s’étend implicitement à tous les acteurs de l’économie. Pour éviter ces truismes et analyser les rapports de force il faut discriminer, c’est-à-dire séparer, les entreprises : celles qui payent leurs impôts (en France, voire tout court) et les autres ; celles qui respectent les normes environnementales et les autres ; celles qui manifestement mettent en place un management par le harcèlement (France Telecom, Free, Lidl) et les autres ; et toutes autres distinctions utiles. Voilà quoi répondre à un ministre déclarant « aimer l’entreprise ».
Guillaume