Par Vincent Loeuillet, directeur de la rédaction
Heureux qui comme Ulysse…
Dans une certaine entreprise de démystification que représente ce numéro du M, mettant ainsi au jour la réalité plus prosaïque qu’il n’y paraît, mais non moins envoûtante, de l’entrepreneuriat, semble se dessiner une ressemblance. À bien des égards, en effet, de l’entrepreneur semble se révéler les traits d’un voyageur des temps nouveaux. Un voyageur qui n’a comme terrain de jeu non pas la géographie et la topographie mais le tissu économique et le marché. La ressemblance s’observe sur le plan pratique, les entrepreneurs agissent de façon similaire aux voyageurs, et s’apprécie sur le plan philosophique, l’entrepreneur doit aborder l’entrepreneuriat comme le voyageur aborde le voyage.
J’en veux pour exemple un joyau du paysage audiovisuel public (pourtant peu pourvoyeur en la matière) : Nus et Culottés. Dans cette émission, dont la saison 9 a été diffusée l’été dernier, Nans (Nans Thomassey) et Mouts (Guillaume Tisserand-Mouton) voyagent en partant de zéro, en pleine nature, dans le plus simple appareil et sans argent après s’être fixé un objectif en vue de concrétiser un de leurs rêves : prendre le thé chez un Lord, voir une aurore boréale en Islande ou voler en montgolfière, par exemple. Au cours de leurs voyages, Nans et Mouts sont confrontés à plusieurs situations qui rappellent celles auxquelles les entrepreneurs sont également confrontés.
Nans et Mouts débutent immuablement leurs aventures au milieu de la nature, sans argent ni vêtement. Eux seuls, équipés de leurs caméras et d’un drone. Dépourvus, les entrepreneurs le sont également lorsqu’ils se lancent : dépourvus de partenaires, de fournisseurs, de clients, de fonds. En clair, dépourvus de matérialité car l’entrepreneuriat, comme le voyage, est bien souvent une construction nouvelle, ouverte sur l’inconnu, la nouveauté et la découverte. Dépourvus de matérialité certes, mais pas d’idées – voire d’idéaux -, qu’elles soient petites ou grandes, claires ou scabreuses, ingénieuses ou maladroites.
Une fois lancés, Nans et Mouts doivent se rendre au lieu déterminé pour réaliser un de leurs rêves. Premier défi : trouver des vêtements. Armés de leur sourire, ils vont à la rencontre des autochtones, parfois pris au dépourvu, pour récupérer un caleçon ici, un t-shirt là, en expliquant leur démarche, à l’instar de l’entrepreneur qui doit convaincre les investisseurs que son projet est viable. L’autochtone est d’ailleurs souvent bien charitable lorsque la quête de Nans et Mouts le rappelle à ses valeurs – pour lui, non pécuniaires.
Second défi : passer la nuit chez l’habitant. Tantôt bien accueillis, tantôt refoulés, les deux comparses doivent savoir essuyer les refus, semblables aux refus d’un client peu emballé par la solution offerte par l’entrepreneur. Prêts à aider, un compromis est parfois trouvé avec leur hébergeur : le gîte et le couvert en échange d’une matinée de travail dans les vignes le lendemain. L’entrepreneur, lui, acceptera de donner de son temps pour aider dans ses révisions un ami qui pourra, en retour, le former à la création de son propre site web.
Troisième défi : rejoindre le point d’arrivée. Pouces en l’air sur le bord d’une départementale, Nans et Mouts redoublent d’efforts pour attirer l’attention d’un automobiliste à la manière de l’entrepreneur cherchant l’engagement d’un fournisseur pour produire la pièce manquante à son produit pour qu’il fonctionne. Parfois, il arrive même que la chance leur sourit lorsque leur hôte du soir leur propose des vélos pour prendre la route au petit matin, l’effort manuel se transformant alors en effort jambier. Une bonne surprise dont ils tirent partie à la façon d’un entrepreneur dont le client principal lui conseille de modifier quelque peu son produit pour satisfaire un autre marché. Encore quelques kilomètres de transport glanés ici et là en échange d’un spectacle ou d’une bouteille qu’on leur a généreusement offerte. La route n’est pas tracée, c’est en cheminant qu’ils font le chemin, tel l’entrepreneur qui invente et fait des choix en cours de route.
Ces quelques points de comparaison qui, s’ils n’étaient pas accompagnés d’une conclusion applicable, n’auraient que peu d’intérêt. L’entrepreneur, à l’instar du voyageur, est un homme d’action, qui essuie des échecs mais sait tirer parti des surprises, qui cherche l’engagement et fait des compromis, un homme nu mais culotté. Sylvain Tesson, dans l’émission La grande librairie du 11 mai dernier, animée par François Busnel, distinguait le bon voyage du mauvais : « le bon voyage est celui au cours duquel vous avez confirmé que le monde ne ressemblait pas à l’idée préconçue que vous vous en étiez fait ». Sans découverte, sans nouveauté, sans incertitude, sans inconnu, sans trébuchement, sans échec, le voyage entrepreneurial n’aurait pas la même saveur, il serait fade. Ce qui en fait sa beauté et son intérêt, c’est son caractère imprévisible, renversant et initiatique. C’est, pour une large part, pour cela et de cette façon qu’il doit être, au départ, appréhendé, au retour, apprécié.