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Le soft power européen : “Si c’était à refaire, je commencerais par la culture”

En novembre 2019, lors de son discours d’investiture devant le Parlement européen, Ursula von der Leyen a affirmé son intention de bâtir une Commission “géopolitique”, afin de “façonner un nouvel ordre mondial”. Or dans un contexte où la brutalité des relations internationales viennent rendre l’influence de la norme caduque, la culture européenne et sa capacité d’attraction apparaissent comme des armes non négligeables : elles sont “notre âme, notre culture, notre diversité, notre patrimoine”. Cela place pleinement le “soft power” comme un attribut de la puissance européenne. 

Par Pauline Richard


Selon le politologue américain Joseph Nye, le “soft power” est la capacité d’influence et de persuasion d’une entité politique (État, ONG, organisation internationale, etc.) sur les autres acteurs de la scène internationale. Le soft power passe en effet non seulement par l’image de l’entité, mais aussi par sa capacité d’attraction, son mode de vie ou encore son idéologie. Si ce terme fut initialement développé pour caractériser l’influence des États-Unis, il est aujourd’hui applicable pour toute puissance qui cherche à se développer. Le patrimoine et les arts deviennent des moyens de diffusion indispensables dans l’exercice de la puissance d’un genre nouveau. Néanmoins, si au classement du Soft Power 30, les 4 premiers pays les plus attractifs du monde sont des puissances européennes (France, Royaume-Uni, Allemagne, Suède), qu’en est-il de l’Union européenne (UE) ? Construite progressivement à partir de 1957, cette union politico-économique sui generis a vocation d’être un tremplin de puissance diplomatique pour les pays qui la composent. Or si l’UE rassemble de nombreux attributs d’une puissance, qu’en est-il de son soft power ? D’ailleurs, pouvons-nous même parler de soft power européen ?

La culture délaissée dans la construction européenne

“L’Europe, avant d’être une alliance militaire ou une entité économique doit être une communauté culturelle dans le sens le plus élevé du terme”, Robert Schuman

Malgré la volonté de Robert Schuman, depuis le début de la construction européenne, en 1957, l’UE s’est d’abord développée de manière économique et législative, mais n’a pas eu pour ambition de cimenter les États par le prisme de la culture. En effet, chaque pays membre disposait déjà d’un patrimoine culturel et historique qui lui était propre, et qui était ainsi difficile à diluer dans une identité européenne commune. Il faudra attendre 1977 pour le premier plan d’action culturel européen émis par la Commission Européenne. Le rôle de l’UE en matière de culture commence à se dessiner : elle accompagnera notamment les politiques culturelles des pays, créera un environnement commercial et fiscal propice à leur développement, encouragera la coopération culturelle entre les pays, et les aidera à conserver leur patrimoine.

La culture devient un réel domaine d’intervention de l’Union européenne à partir du traité de Maastricht, en 1992. Comme l’indique l’article 151 (ex article 128) du Traité Instituant la Communauté Européenne : “1. La Communauté contribue à l’épanouissement des cultures des État membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun”. Dès lors, les initiatives à l’échelle européenne se multiplient, notamment dans le secteur de la radiodiffusion et de l’audiovisuel, puis de manière générale avec des initiatives plus larges : les capitales européennes de la culture, les journées européennes du patrimoine, etc. En 2014, la Commission  européenne vote le plan “Europe Créative”, à 1,46 milliards d’euro, notamment pour appuyer la production cinématographique. Ainsi, l’UE investit de plus en plus le secteur de la culture, afin de transformer son patrimoine et ses industries culturelles comme atout. 

Un tropisme vers l’Europe plus puissant que jamais

Effectivement, le continent demeure extrêmement attractif, notamment pour l’industrie touristique. En 2017, 50% du tourisme mondial se concentre en Europe (soit 713 millions de personnes) d’après l’OMS (plus de chiffres sur le tourisme en Europe ici).

Par ailleurs, l’Europe, et plus particulièrement son patrimoine, semblent faire fantasmer. Effectivement, près de la moitié des sites inscrits au Patrimoine Mondial de l’UNESCO se trouvent sur ce continent. En plus d’être visités, ces sites ont été largement copiés dans le monde. Durant la pandémie de 2020, alors que les frontières sont fermées, Christopher Reynolds, journaliste au Los Angeles Times, publie l’article : “Can’t go to Europe ? You can find the Eiffel Tower, the London Bridge and more in the U.S.”. Avec humour, il souligne que les Américains peuvent retrouver la Tour Eiffel et les gondoles de Venise à Las Vegas, la Toscane dans la chaîne de restaurant Olive Garden, ou encore le mur de Berlin à la Ronald Reagan Presidency Agency. Il conclut avec la phrase : “What I’m saying, America, is we may not be much good at staving off a pandemic. But when it comes to knocking off European culture, we are in our own category.” 

Ainsi, l’Europe fascine (cf le classement des puissances en fonction du soft power dans le Soft Power 30), ses pays qui la composent attirent, mais le soft power européen est encore loin d’être perçu comme une réalité. 

Un avenir incertain pour ce soft power fragmenté

Revenons à Joseph Nye. Dans un entretien de 2019, il affirme que “l’Union européenne dispose également d’un soft power qui lui est propre, en tant qu’institution qui défend des valeurs libérales et démocratiques”. Si nous pouvons nuancer cela en rappelant que les valeurs européennes sont souvent reléguées au second plan, derrière les contraintes économiques, il semble que l’essentiel du soft power européen repose sur cette perception d’une “puissance normative” (Ian Manners) et moralisatrice. En ce qui concerne le renforcement de ce soft power par la culture, il ajoute : “le soft power de l’Union européenne ne doit pas reposer sur la création d’une nouvelle culture mais plutôt le constat de la dimension déjà transnationale de la culture européenne”. Ainsi, si le soft power des États européens est puissant, celui de l’UE apparaît comme fragmenté, existant principalement grâce aux rapprochements culturels entre les nations.

En effet, d’après Pierre Buhler, le soft power demeure avant tout relié à l’identité nationale. La culture joue un véritable rôle de “ciment de la cohésion des nations”, une composante essentielle de leur souveraineté. C’est pourquoi, selon le diplomate, la culture n’a “pas davantage que la diplomatie ou la force armée, fait l’objet d’un transfert de compétence à l’entité européenne”. 

Or, les rivalités d’influences internationales et le besoin de cimenter la souveraineté européenne notamment face au développement des mouvements nationalistes, remettent l’importance de la culture au centre du débat. Ainsi pour conclure et ouvrir cet article, nous pouvons citer une nouvelle fois Pierre Buhler : 

Un espace politique s’ouvre aujourd’hui pour que l’Europe puisse donner la pleine mesure de son soft power, en mobilisant les ressources d’une culture étendue dans une acception large, qui embrasse, au delà du répertoire du patrimoine et de la création, tout le champ des savoirs, des idées, du débat et de l’éducation. Et il lui faut la placer au cœur de la politique extérieure de l’UE, de la diplomatie européenne – pas comme l’appoint d’une stratégie de relations publiques. Et c’est à la jeunesse, dont le rôle central dans la construction du monde de demain tombe sous le sens. Elle en a les moyens et les instruments. Il lui reste à en forger la volonté et à en définir la méthode”. 

Pour en savoir plus :