Il aura suffit d’un nom pour mettre toute une profession sur le devant de la scène. L’affaire McKinsey a mis en lumière un secteur jusque-là peu connu du grand public. Qualifiés de « phénomène tentaculaire » par le Sénat, les cabinets de conseil occupent aujourd’hui une place importante au sein de l’écosystème public. Souvent sollicités pour appuyer l’État dans la mise en œuvre de ses politiques, le recours aux cabinets de conseil fait de plus en plus débat. Le niveau de rémunération des consultants et les liens étroits qu’ils peuvent entretenir avec de hauts décisionnaires interrogent. Mais qu’en est-il vraiment ?
Par Samuel Bellemare,
Les cabinets de conseil à la rescousse de l’État
Quand on interroge les responsables politiques en charge du pilotage de l’État, une explication principale émerge pour justifier le recours aux cabinets de conseil privés : la recherche d’une compétence technique spécifique. En effet, ces dernières années, l’appareil public a fait appel à plusieurs cabinets pour l’aider à établir des plans d’action en lien avec des problématiques particulières. Capgemini a par exemple été sollicité par l’État en 2018 pour l’élaboration puis la mise en place du « Health Data Hub » – une base de données compilant des informations médicales à des fins de recherches.
L’État fait donc appel à des prestataires externes pour pallier un manque de compétences de son administration. Ainsi, il peut aborder une thématique d’importance bien qu’il ne dispose pas des ressources – humaines ou techniques – pour y apporter une réponse pertinente. Les ressources humaines sont un véritable problème pour certaines administrations notamment quand elles doivent réaliser des missions dans des délais très courts. En effet, le principe de « fongibilité asymétrique » interdit aux administrations d’augmenter leurs dépenses de personnel en cours d’année, les contraignant alors à externaliser pour répondre à l’urgence.
Sur ce point, l’ampleur du déficit des forces vives diffère très largement selon les secteurs et les administrations. En effet, résultat d’une diminution continue du nombre de fonctionnaires, les municipalités ou les régions souffrent souvent d’un manque de compétences beaucoup plus important que l’État central. Ceci les amène, par exemple, à faire appel à des prestataires externes, qui ne sont pas systématiquement de grands cabinets internationaux, pour adresser des questions aussi fondamentales que la fiscalité. Par ailleurs, les études montrent que l’État français accuse un retard conséquent en matière de digitalisation et de cyber-sécurité. Ce retard impose alors la mise en place de grands plans d’action incluant souvent les cabinets de conseils.
Si leur aide pour l’application de plans préétablis est souvent mentionnée, leurs actions ne s’arrêtent pas là. En effet, ils sont souvent mobilisés pour l’élaboration même des stratégies. Ils soumettent un ensemble de propositions et de scénarios aux acteurs publics à qui il revient de modifier et d’appliquer, ou non, les recommandations. On peut notamment citer le recours au cabinet de conseil en stratégie McKinsey pour l’élaboration de la stratégie vaccinale contre la covid. Ce sont donc la recherche d’un point de vue extérieur et de l’assurance de couvrir le maximum d’hypothèses qui sont avancées pour justifier leur intervention.
Bien que le niveau d’implication des cabinets de conseil se soit accru au fil des années – les dépenses ont plus que doublé depuis 2018 – l’État français se démarque de ses voisins européens ou des États-Unis. En effet, la France se caractérise par une culture administrative beaucoup plus développée que les autres pays. Héritée pour l’essentiel de la période post-révolutionnaire et du premier Empire, elle dote la France de puissants outils stratégique et de réflexion qui permettent un moindre recours aux cabinets de conseil.
Scandales, opacité et rémunérations extravagantes
Le recours aux cabinets de conseil a une utilité avérée. Beaucoup de ministres se sont même posés en défenseur de ce secteur pour justifier les choix faits sous le quinquennat. « Je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que, pour l’État, avoir recours à des conseils de cabinet privé, c’est un gros mot », Gabriel ATTAL. Pour autant, bien que nombre de questions aient été soulevées, notamment en lien avec les différents scandales récents, certaines restent encore sans réponse.
Tout d’abord, c’est le niveau de dépenses publiques allouées aux cabinets de conseil qui a été questionné. L’ouvrage « Les Infiltrés », co-écrit par Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, a montré que les grands cabinets de conseil (McKinsey, Accenture, Boston Consulting Group, Capgemini) ont touché des sommes astronomiques en rétribution de missions de conseils dont le sérieux est parfois douteux. En effet, bien qu’elles restent inférieures à d’autres pays, l’ampleur des dépenses a de quoi donner le vertige : 893,9 millions d’euros en 2021. Beaucoup s’interrogent sur les éléments qui justifient la rémunération des consultants : 1 500 à 2 000 euros par jour en moyenne. Ces dernières posent d’autant plus question lorsque la qualité des prestations est faible ou en décalage avec celles qui étaient attendues. « En matière de conseil stratégique, la qualité des travaux est souvent faible, les préconisations très générales et laconiques et les livrables peu satisfaisants » (Rapport de la Cours des Comptes, 2018).
Des témoignages rapportent une « culture du post-it » caractérisée par un faible nombre de propositions concrètes, résultant même parfois d’un recyclage d’anciens rapports rendus à d’autres administrations. Un exemple parlant est celui de l’organisme chargé de la protection des réfugiés et des apatrides (Ofpra) qui a fait appel à Wavestone pour améliorer le délai de traitement des dossiers. Ces fonctionnaires relatent un sentiment d’incompréhension – impression de ne pas parler la même langue – ainsi qu’une relation infantilisante.
Outre la question des rémunérations, des rumeurs de collusions ont occupé l’espace médiatique. Certains journaux, et certains acteurs de la vie politique, se sont interrogés sur les « renvois d’ascenseur » qui ont pu intervenir entre le président de la République et le cabinet américain McKinsey suite à la révélation de sa supposée participation dans la campagne électorale d’Emmanuel Macron en 2017. On pourrait y voir, pour certains, la raison de ce recours systématique aux cabinets de conseil, un « réflexe » selon les mots du Sénat. Cette opacité ambiante a de quoi agacer et en effraie plus d’un. En effet, plusieurs sénateurs, en charge du rapport diligenté suite à l’affaire McKinsey, craignent que ces liens étroits entre le politique et les cabinets privés compromettent l’intégrité de l’État et le pousse à satisfaire des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt général. Certains y voient même une menace directe pour la sécurité nationale. Pourquoi ? En raison des allers-retours fréquents, ou pantouflage, des consultants entre la sphère publique et privée leur permettant parfois d’avoir accès des données sensibles de l’État.
Tous ces arguments s’entendent et la lumière mérite d’être faite sur ces affaires. Pour autant, le gouvernement n’est pas resté inactif face à la demande de transparence qui a émergé de ces affaires.
La volonté d’un plus grand encadrement
Une réglementation précise existe déjà pour encadrer le recours par l’État aux cabinets de conseil. Plusieurs appels d’offres sont réalisés afin de pouvoir assurer une véritable concurrence et donner la possibilité d’accès aux marchés publics à tous les acteurs, y compris les plus petits. Ils donnent alors lieu à des accord-cadres qui définissent le montant et la durée des interventions des différents cabinets ayant remporté un appel d’offres. Par ailleurs, afin d’éviter les monopoles, un cabinet ne peut, théoriquement, pas effectuer deux missions de suite. Force est de constater que cette règle n’est pas toujours respectée, certains cabinets ayant recours au « principe de continuité » – reconduire une mission pour assurer sa continuité. Finalement, chaque mission de conseil doit faire l’objet d’une évaluation par l’administration qui l’a demandée pour s’assurer de la qualité de cette dernière.
Toutefois, ces éléments sont jugés insuffisants par le rapport des sénateurs. Ces derniers demandent à l’Etat d’accentuer ses efforts en matière de chiffrage des études de conseil commandées par les administrations publiques et de centraliser ces données. En effet, très peu de données existent sur toutes les missions uniques qui découlent de l’accord-cadre. Finalement, le rapport préconise d’internaliser certaines compétences qui peuvent facilement être réalisées par l’État pour un coût beaucoup moins élevé.
L’ancienne ministre en charge de la transformation publique, Amélie De Montchalin, reconnaît elle-même que des améliorations restent à apporter à ce système. En ce sens, plusieurs mesures ont été prises pour réarmer l’État telles que la réduction d’au moins 15% du recours aux prestations de conseil externe dès 2022. Une mesure forte qui marque peut être la fin de la culture anglo-saxonne du recours aux cabinets de conseil et la remise au goût du jour de nos fonctionnaires.