Par Léo Savigni, membre de Quid Juris
En tant qu’enfant éclairé des Lumières, tu sais sans doute mieux que quiconque que les États démocratiques modernes ne se conçoivent pas sans notre idéale séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Si l’on peut raisonnablement douter de l’imperméabilité de ces trois pouvoirs entre eux, on peut affirmer sans trop de risque que la France est ce que l’on appelle un « État de droit ». Cela signifie simplement que les organes de l’État sont soumis à des normes juridiques. Lorsque l’État oblige ses citoyens au confinement, de manière durable, il manque d’appui législatif solide pour motiver sa décision. C’est à cette fin que la loi n°2020-290 du 23 mars est promulguée.
État d’urgence, qu’est-ce que c’est ?
L’état d’urgence est la « mise en suspension de l’État de droit ». Si l’État de droit garantit le respect des droits fondamentaux et la sauvegarde de l’ordre public, cet équilibre devient dangereusement précaire dès lors qu’il existe un régime d’exception.
Ce n’est pas la première fois que l’on constate un fonctionnement irrégulier des pouvoirs de la République. Bien évidemment, au sommet de nos normes juridiques se trouve l’article 16 de la Constitution qui étend considérablement les pouvoirs du Président dans des situations de crises. Cet article permet, par exemple, de prendre des mesures relevant normalement de la compétence du Parlement. D’autres exemples plus proches de la réalité du droit tel qu’il s’applique à notre vie quotidienne peuvent être cités. Le plan « vigipirate » institué par simple circulaire en 1991 pour faire face à la guerre du Golfe s’est pérennisé. Les hooligans peuvent être frappés d’interdiction administrative de stade sans intervention d’un juge. Les étrangers dangereux peuvent faire l’objet d’une « expulsion en urgence absolue » par une procédure relativement expéditive. Tout ceci démontre depuis le XXème siècle une forme de « banalisation de l’urgence » qui a constitué un terreau fertile à la normalisation des mesures exceptionnelles d’urgence.
Le dispositif dérogatoire le plus connu est la loi du 3 avril 1955 qui institue l’état d’urgence pour la première fois pendant la guerre d’Algérie. La crise majeure a ainsi justifié les mesures exceptionnelles prises par le gouvernement. Parmi celles que la loi énonçait, on y retrouve l’assignation à résidence, la fermeture des lieux publics de réunion de toute nature. Force est de constater que l’expression « Nous sommes en guerre » concentre une certaine réalité juridique.
L’article 16 de la Constitution paraît trop difficile à mettre en œuvre dans ce cas précis et c’est pour cela que le nouveau régime législatif de la loi du 23 mars 2020, intégré dans le Code de la santé publique, a justifié chacune des mesures prises jusqu’alors. Ce régime est très similaire à celui de l’état d’urgence pour la sécurité nationale que nous connaissons depuis la guerre d’Algérie.
Quelles conséquences juridiques sur les libertés individuelles ?
Sans questionner la légitimité de ces mesures exceptionnelles, il est intéressant de comprendre les conséquences pratiques de certaines de ces mesures sur la vie quotidienne. Soulignons que le gouvernement n’obtient pas « les pleins pouvoirs » mais seulement la légitimité nécessaire pour restreindre trois libertés fondamentales par mesures réglementaires limitatives : la liberté de circulation, de réunion et d’entreprendre.
Le nouvel art. L.3131-15 dispose ainsi que le Premier ministre peut par décret réglementaire et aux seules fins de garantir la santé publique :
Alinéa 2 : « Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux et de santé. »
Cet alinéa donne le fondement législatif légitime au confinement que nous vivons actuellement. Les mesures exceptionnelles étaient jusqu’alors fondées sur la jurisprudence, l’interprétation de la loi par les juges. De nombreuses autres mesures que nous connaissons actuellement sont ainsi « régularisées » par cette loi. Néanmoins, elle semble limiter les possibilités de déplacements dérogatoires aux besoins familiaux et de santé, laissant la possibilité au Premier ministre d’interdire certaines sorties encore aujourd’hui tolérées : le sport en dehors du domicile par exemple.
Alinéa 4 : « ordonner des mesures de placement et de maintien en isolement, au sens du même article 1er, à leur domicile ou tout autre lieu d’hébergement adapté, des personnes affectées. »
Il s’agit ici de rendre possible la restriction totale de la liberté de circulation des malades. La mention de « tout autre lieu d’hébergement adapté » laisse entrevoir la possibilité pour l’autorité de la santé publique de choisir le lieu d’isolement.
Alinéa 7 : « ordonner la réquisition de tous biens et services nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire ainsi que de toute personne nécessaire au fonctionnement de ces services ou à l’usage de ces biens. »
Tout comme les entreprises industrielles devaient produire armes et munitions pour la défense pendant la guerre ; cet alinéa prévoit la réquisition des entreprises pour la production de matériel médical : blouses, gants, masques, gels hydro-alcooliques et autres protections nécessaires à la lutte contre le covid-19. Au-delà du simple aspect matériel, les travailleurs aussi peuvent être réquisitionnés ce qui pose la question de leur santé et de leur protection.
Alinéa 8 : « Prendre des mesures temporaires de contrôle des prix de certains produits rendues nécessaires pour prévenir ou corriger les tensions constatées sur le marché de certains produits. »
Ainsi, le fait de ne pas respecter les réquisitions prévues aux articles L3131-15 à L3131-17 est sanctionné d’une peine correctionnelle de six mois d’emprisonnement et 10 000 € d’amende. La violation des autres interdictions entraîne toujours les contraventions de quatrième classe que nous connaissons déjà et la récidive à trois reprises en trente jours est puni d’une peine d’emprisonnement.
Cet état d’urgence sanitaire a un impact tout particulier sur le droit du travail. L’article 11 de la loi prévoit que le gouvernement peut prendre par ordonnance des mesures exceptionnelles qui « permettent à tout employeur d’imposer ou de modifier unilatéralement les dates des jours de réduction du temps de travail, des jours de repos prévus par les conventions de forfait et des jours de repos affectés sur le compte épargne temps du salarié. (…) ».
Par ailleurs, les secteurs particulièrement nécessaires à la sécurité de la Nation ou à la continuité de la vie économique et sociale peuvent « déroger aux règles d’ordre public et aux stipulations conventionnelles relatives à la durée du travail, au repos hebdomadaire et au repos dominical. »
Enfin, l’institution d’un régime d’irresponsabilité du personnel soignant est aussi une conséquence juridique compréhensible d’un tel état d’urgence. Il apparaît logique que le personnel médical ne puisse être assigné en responsabilité dans le cas d’admission de médicaments, d’impossibilité à soigner un individu atteint du covid-19. La période actuelle comprend des risques élevés et une incertitude voire une méconnaissance scientifique qui justifient de ce régime exceptionnel.
Ce n’est pas pour autant que nos libertés fondamentales sont menacées. La loi précise que l’ensemble des mesures punitives engagées à l’égard des contrevenants peuvent faire l’objet d’un recours devant un juge administratif.
Une décision inédite du Conseil constitutionnel
Ce jeudi 26 mars, le Conseil constitutionnel a dû analyser cette loi pour s’assurer de sa constitutionnalité.
Le Conseil constitutionnel est un organe chargé de contrôler la constitutionnalité des lois organiques par rapport aux normes juridiques les plus élevées de notre société. Elle assure notamment la conformité de la norme par rapport à la Constitution de 1958. Pour faire un parallèle avec notre quotidien étudiant, le conseil de corporation de emlyon, organe en lien avec l’administration (gouvernement) se charge de contrôler les événements des associations (lois) pour s’assurer de leur conformité avec le règlement intérieur (constitution).
La loi du 23 mars 2020 semble ignorer sans équivoque l’article 46 de la Constitution qui réglemente la procédure d’adoption des lois organiques. Une loi organique ne peut être adoptée par la première assemblée saisie moins de quinze jours après son dépôt, même en procédure accélérée.
Deux opinions s’affrontent vis-à-vis de la décision du Conseil constitutionnel. En effet, face à l’urgence de la situation, le Conseil constitutionnel a décidé de « fermer les yeux » et de ne pas respecter la forme pourtant stricte de la Constitution étant entendu le caractère tout à fait inédit et exceptionnel de la situation sanitaire. Cette décision a-t-elle été prise à seule fin de protéger la santé publique ou l’impartialité du Conseil constitutionnel peut-elle être remise en cause en raison de sa proximité avec les acteurs qui ont fait naître cette loi ?
La décision finale est la validation de la procédure d’adoption de la loi, pourtant totalement irrégulière. Cette décision sans précédent marque le recul pris par le Conseil constitutionnel qui ne lit plus à la lettre la Constitution mais qui sait se montrer adaptable dans les situations les plus urgentes « compte tenu des circonstances exceptionnelles ». Le problème de fond qui se pose alors est la possibilité pour le juge constitutionnel de faire fi des normes constitutionnelles et décider selon ses propres opinions.
Conclusion
Cet état d’urgence n’est ni plus ni moins que la recherche d’un fondement législatif légitime pour appuyer des mesures particulièrement liberticides. Dans les faits, le quotidien que nous vivons actuellement ne sera pas plus différent dans les jours à venir mais le 1er ministre est désormais libre de mettre en place n’importe quel type de décret qu’il estimera juste à la lutte contre le virus. C’est du point de vue du droit du travail que le bât blesse puisque la liberté d’entreprise est contrainte, pour l’heure, par le gouvernement. Les mesures exceptionnelles de reprise économique sont à surveiller de près tant elles pourraient être diamétralement opposées aux combats sociaux menés jusqu’à maintenant pour le code du travail.
Sources :
• LOI n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 (1) https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041746313&categorieLien=id
• ROUSSEAU Dominique, « L’état d’urgence, un état vide de droit(s) », Revue Projet, 2006/2 (n° 291), p. 19-26. DOI: 10.3917/pro.291.0019.
• SIRE-MARIN, Évelyne. L’état d’urgence, rupture de l’État de droit ou continuité des procédures d’exception ? Mouvements, 2006, no 2, p. 78-82.
• LEBRETON, Gilles. Les atteintes aux droits fondamentaux par l’état de siège et l’état d’urgence. Centre de Recherche sur les Droits Fondamentaux, discussion paper, 2007, no 6, p. 81-92.