Miroir, miroir, dis-moi qui écrit le mieux. Du reflet de Narcisse au miroir de Blanche-Neige, le miroir observe et déforme, fascine, fait réfléchir. Et cette année, le concours d’Ecriture Early Writers le met à l’honneur en le prenant pour thème !
Le miroir noir
Le générique défile, pour la sixième fois en quatre heures. Les textes s’en remontent en-dehors de l’écran plasma, la musique s’estompe et tout disparaît. Le silence et le noir réveillent Bruno. Il décolle la tête du cuir du canapé. Que se passe-t-il à l’écran ?
Cet instant de néant entre deux épisodes. Bruno regarde le grand écran qui semble éteint par ce clignement d’yeux entre deux doses Netflix. Une forme apparaît dans le rectangle noir. Qu’est-ce que c’est que ce grand “S” gris ? Bruno plisse les yeux et reconnaît sa silhouette affalée. Son spectacle lui apparaît dans cette seconde figée.
Il se pense allongé sous une voûte de salon baroque à contempler un angelot se tordant sur un nuage. La posture grotesque des chairs et la clarté de son t-shirt contrastent avec le canapé sur le tableau de l’écran. Bruno comprend que dans ce clair-obscur, le noir brillant de l’écran est le clair et c’est lui l’obscur, ce trou mat dans la lumière noire du miroir.
Tout se précise et le regard de Bruno glisse sur ses bourrelets. Il regrette d’avoir laissé tomber ses yeux sur ses chaussettes trouées. Il déteste voir ses mollets, que lui cache son ventre à bière quand il est debout. Son t-shirt recouvre en partie son caleçon, c’est mieux ainsi si ce n’est que les traces de gras lui rappellent ses menus des trois derniers jours. Les miettes de chips tiennent compagnie à une tâche de nacho qu’il a oublié de gratter avant-hier. Près du col, quelques gouttes de coca rivalisent avec l’acidité des empreintes de sueur. L’écran noir est sans pitié et renvoie l’image des mains posées, comme un noeud de doigts, sur son bas-ventre. Bruno voit luire la graisse sur ses phalanges et jusque dans chaque sillon minuscule de ses doigts. Sous ses ongles s’accumule une crasse formée au bonheur des peaux mortes et de la nourriture qui passait. L’ongle de pouce droit menace de s’incarner. Cet ongle vient gratter le cou. Bruno se souvient qu’il a négligé son rasage depuis trop longtemps en découvrant chaque racine de poil de sa barbe naissante. Un débris de cheetos est suspendu entre deux poils à gauche de sa lèvre inférieure, Bruno passera la langue pour tenter de l’atteindre. Les poils se raréfient à l’approche des cernes, comme une végétation plus clairsemée à mesure qu’arrive le sommet d’une montagne. Dans ces cuvettes, chaque veinule colorant le glacis de la peau implore un peu de sommeil, ne serait-ce que la charité d’une sieste. La fatigue et l’inaction ont chassé le sang d’un front blafard jusqu’aux golfes, sur lesquels retombent en mèches des cheveux gras jusqu’au bulbe. Bruno passe sur le sébum de son front et ses sourcils pour plonger dans son propre regard. Le miroir noir confronte ce regard subjugué à sa réflexion. Ces yeux sentent la réalité peser contre la toile immense des illusions sur soi, la tendre jusqu’à menacer de la déchirer. La toile arrive au bord de la rupture dans chacune de ses fibres. Soudain, un générique escamote la réalité. Bruno détend tout son corps en un instant. Le divertissement a brisé le miroir noir.
Jacques de Certaines