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Concours Early Writers 2020 – 1er Prix, Hicham Ghermani

Miroir, miroir, dis-moi qui écrit le mieux. Du reflet de Narcisse au miroir de Blanche-Neige, le miroir observe et déforme, fascine, fait réfléchir. Et cette année, le concours d’Ecriture Early Writers le met à l’honneur en le prenant pour thème ! 


Eve

Eve franchit les derniers pas qui nous séparent et me prend la main. Nos regards sont agrippés l’un à l’autre, ils serrent de toutes leurs forces. Je revois ses petites dents blanches qui m’aveuglaient lors de nos jeux d’enfant ; son rire. Elle ouvre la bouche, sur le point de parler, et je suis brutalement ramené au moment présent. 

– Salut. 

Nous marchons doucement le long du trottoir, remontant le fleuve du caniveau. Le vacarme  des voitures ne faiblit pas. 

– Je t’aime.  

C’est con. Mais elle sourit. Le moment s’étire. 

– Tu te souviens de notre rencontre ? J’ai déjà l’impression d’être super vieux…

– Oui, dit-elle simplement. 

– A l’époque, ça aurait été impensable que des gosses comme nous se projettent à 40, 50, 60 ans. 

Un battement sourd fait frémir la rue entière. 

– A 10 ans, nos 60 ans nous paraissent encore loin, c’est normal, suggère-t-elle.

– Moi je sais ce qu’il en est, après tant de temps il ne se passe plus rien.

– On verra. 

Eve lâche ma main.  

– Tu penseras toujours à moi ? je demande. 

Silence. 

– Peut-être qu’on se retrouvera dans des dizaines d’années, qui sait ? Nous sommes au cœur de notre vie. Son pied écrase une flaque d’eau salée. Puis, distinctement : 

– Je te quitte. 

La larme roule. Les souvenirs se rejouent. 

– Peut-être qu’on se retrouvera dans des dizaines d’années, qui sait ?

– Tu penseras toujours à moi ? je demande, amer.

Elle attrape ma main, une dernière fois. 

– On verra. 

– Moi je sais ce qu’il en est. Après tant de temps il ne se passe plus rien.

– A 60 ans, on ne se souvient plus bien de nos 10 ans, c’est normal. 

Comme des imbéciles heureux, on oublie. C’est pour ça que la rencontre entre quelqu’un qui a « la vie devant soi » et une personne âgée est d’une violence inouïe : on nous tend le putain de miroir en nous hurlant « voilà le portrait du temps ! ». 

– A l’époque, ça aurait été impensable que des gosses comme nous se projettent à 40, 50, 60 ans. 

– Oui. 

Et maintenant plus que jamais. 

– Tu te souviens de notre rencontre ? J’ai l’impression d’être super vieux… Ses lèvres s’étirent tristement. 

– Je t’aime. 

Si ces voitures pouvaient s’arrêter au moins une seconde. 

– Salut, murmure-t-elle. 

Je ne me suis jamais vu aussi nettement que maintenant, alors que ma vie fait demi-tour. Le temps n’a rien de linéaire. Sinon, pourquoi mes souvenirs reviennent à l’infini, aussi vivants que le présent, voire davantage ? Je revois ses petites dents blanches qui m’aveuglaient lors de nos jeux d’enfant ; son rire. Nos regards sont agrippés l’un à l’autre, ils serrent de toutes leurs forces. Les doigts d’Eve glissent d’entre les miens. En quelques pas, elle s’éloigne et disparaît.

Hicham Ghermani