Miroir, miroir, dis-moi qui écrit le mieux. Du reflet de Narcisse au miroir de Blanche-Neige, le miroir observe et déforme, fascine, fait réfléchir. Et cette année, le concours d’Ecriture Early Writers le met à l’honneur en le prenant pour thème !
Eve
Eve franchit les derniers pas qui nous séparent et me prend la main. Nos regards sont agrippés l’un à l’autre, ils serrent de toutes leurs forces. Je revois ses petites dents blanches qui m’aveuglaient lors de nos jeux d’enfant ; son rire. Elle ouvre la bouche, sur le point de parler, et je suis brutalement ramené au moment présent.
– Salut.
Nous marchons doucement le long du trottoir, remontant le fleuve du caniveau. Le vacarme des voitures ne faiblit pas.
– Je t’aime.
C’est con. Mais elle sourit. Le moment s’étire.
– Tu te souviens de notre rencontre ? J’ai déjà l’impression d’être super vieux…
– Oui, dit-elle simplement.
– A l’époque, ça aurait été impensable que des gosses comme nous se projettent à 40, 50, 60 ans.
Un battement sourd fait frémir la rue entière.
– A 10 ans, nos 60 ans nous paraissent encore loin, c’est normal, suggère-t-elle.
– Moi je sais ce qu’il en est, après tant de temps il ne se passe plus rien.
– On verra.
Eve lâche ma main.
– Tu penseras toujours à moi ? je demande.
Silence.
– Peut-être qu’on se retrouvera dans des dizaines d’années, qui sait ? Nous sommes au cœur de notre vie. Son pied écrase une flaque d’eau salée. Puis, distinctement :
– Je te quitte.
La larme roule. Les souvenirs se rejouent.
– Peut-être qu’on se retrouvera dans des dizaines d’années, qui sait ?
– Tu penseras toujours à moi ? je demande, amer.
Elle attrape ma main, une dernière fois.
– On verra.
– Moi je sais ce qu’il en est. Après tant de temps il ne se passe plus rien.
– A 60 ans, on ne se souvient plus bien de nos 10 ans, c’est normal.
Comme des imbéciles heureux, on oublie. C’est pour ça que la rencontre entre quelqu’un qui a « la vie devant soi » et une personne âgée est d’une violence inouïe : on nous tend le putain de miroir en nous hurlant « voilà le portrait du temps ! ».
– A l’époque, ça aurait été impensable que des gosses comme nous se projettent à 40, 50, 60 ans.
– Oui.
Et maintenant plus que jamais.
– Tu te souviens de notre rencontre ? J’ai l’impression d’être super vieux… Ses lèvres s’étirent tristement.
– Je t’aime.
Si ces voitures pouvaient s’arrêter au moins une seconde.
– Salut, murmure-t-elle.
Je ne me suis jamais vu aussi nettement que maintenant, alors que ma vie fait demi-tour. Le temps n’a rien de linéaire. Sinon, pourquoi mes souvenirs reviennent à l’infini, aussi vivants que le présent, voire davantage ? Je revois ses petites dents blanches qui m’aveuglaient lors de nos jeux d’enfant ; son rire. Nos regards sont agrippés l’un à l’autre, ils serrent de toutes leurs forces. Les doigts d’Eve glissent d’entre les miens. En quelques pas, elle s’éloigne et disparaît.
Hicham Ghermani