L’entrepreneur est souvent décrit et perçu comme un individu génial, un visionnaire qui détient « la » bonne idée, un super-héros solitaire. Ce récit édulcoré persiste. Pourtant, la réalité semble beaucoup plus prosaïque. Afin de découvrir l’entrepreneuriat tel qu’il est et non tel que nous l’imaginons ou que certaines théories nous le présentent, Le M a interrogé Philippe Silberzahn, ancien entrepreneur, professeur associé à emlyon, spécialiste de la stratégie, de l’entrepreneuriat et de l’innovation. Il nous éclaire sur la manière dont les entrepreneurs pensent et agissent vraiment.
Propos recueillis par Vincent Loeuillet
Le M : Pouvez-vous nous raconter l’histoire du concept de l’effectuation ?
Philippe Silberzahn : L’effectuation n’est pas une nouvelle théorie qui explique comment les entrepreneurs devraient faire, c’est une théorie qui part de l’observation de ce que font vraiment les entrepreneurs. À la fin des années 1990, Saras Sarasvathy, une américaine d’origine indienne, rencontre un très gros échec entrepreneurial (elle possédait une usine qui a été inondée et a tout perdu du jour au lendemain). Souhaitant se relancer, elle entame un travail de doctorat. Ses recherches portent sur l’observation des entrepreneurs. Elle s’interroge: comment font-ils pour créer de nouveaux produits, de nouveaux marchés, de nouvelles entreprises ? De ses observations, de ce que font vraiment les entrepreneurs, émergent 5 principes. Ces 5 principes sont observés de façon répétée et sont regroupés sous le terme de l’effectuation.
L’effectuation, c’est ainsi comprendre la logiqued’action des entrepreneurs, souvent mal comprise : alors que l’entrepreneur est souvent perçu comme un visionnaire qui a « la » bonne idée, la réalité est bien différente.
Effectivement, il existe un modèle de l’entrepreneuriat qui est exactement celui que vous décrivez: un entrepreneur doit démarrer avec une grande idée puis mettre en œuvre cette idée. Il est alors demandé à l’entrepreneur d’avoir un plan, une vision à long-terme, et de connaître les moyens pour y parvenir. C’est dans cette logique que s’inscrivent les business plans ou les exercices de « vision » qui conçoivent l’entrepreneuriat comme un exercice de créativité. Or, ce qui est observé, alors que ce modèle fonctionne parfois, c’est qu’une large partie des entrepreneurs démarre souvent avec une idée relativement banale puis vont l’améliorer au fur et à mesure. Cette vision alternative, qui ne s’oppose pas, postule simplement que des entrepreneurs font autrement, et il se trouve qu’ils sont plutôt majoritaires mais que l’on n’en parle que peu. Certains entrepreneurs démarrent avec une vision et réussissent à mettre en œuvre cette vision mais de nombreux d’entrepreneurs démarrent très modestement et vont peu à peu améliorer leur idée, parfois sur de nombreuses années, parfois relativement brièvement. Facebook par exemple émerge comme business en quelques semaines. Au début, Mark Zuckerberg ne possède pas du tout une grande vision. De la même manière Walmart aux États-Unis est d’abord un simple magasin puis au fil des années finit par inventer le supermarché, excusez du peu. Le modèle est ici de démarrer avec ce que l’on a puis avancer et améliorer au fur et à mesure. De ce travail d’amélioration, notamment issu des échanges avec les clients, les partenaires, parfois des surprises, va progressivement émerger un business basé sur une grande idée. Ikea en est un autre exemple. Au début simple épicerie, Ingvar Kamprad, le fondateur, va améliorer son concept puis aura l’idée de vendre des meubles puis de les vendre en kit. Ikea deviendra l’entreprise que nous connaissons aujourd’hui. La vision d’Ikea n’était pas du tout présente dans sa tête quand il a ouvert son épicerie en 1943.
On passe notamment d’une logique causale à une logique effectuale.
Nous pouvons nous appuyer sur ces 2 logiques, causale et effectuale, pour schématiser une façon d’agir opposée. La logique causale et la logique effectuale représentent le jeu sur les causes et les effets : soit on part des causes, soit on part des effets. Nous avons d’un côté la pensée causale. Cela signifie partir d’un objectif puis chercher les moyens pour atteindre cet objectif. Par exemple: je souhaite pénétrer un certain pourcentage de tel marché, pour cela j’ai besoin de lancer tel produit, de lever tant d’argent, d’embaucher telles personnes. De l’autre côté la logique effectuale, l’effectuation, qui consiste à considérer ce que nous avons sous la main comme ressources (connaissances, temps, argent, etc.) et faire émerger les objectifs de ces ressources. Ces 2 modes, opposés de façon intellectuelle, sont dans la pratique beaucoup plus complémentaires et combinés. Il est intéressant de les opposer pour montrer que la pensée causale est largement mise en avant dans l’enseignement, et c’est parfois une très bonne chose : si je veux prendre un avion de Paris à Marseille, je suis bien content qu’Air France soit dans une logique causale et c’est pour cela que j’ai acheté un billet. Toutefois, lorsque nous sommes dans une logique de créativité, l’effectuation s’avère davantage efficace.
L’effectuation s’appuie sur cinq principes qui inversent ceux de la stratégie classique, pouvez-vous nous les présenter ?
Le premier principe consiste à démarrer, non pas avec un objectif précis, mais avec ce que vous avez sous la main. Pour prendre un exemple de la vie quotidienne, c’est comme si vous ouvriez votre frigo pour vous faire à manger. Vous vous imposez de ne préparer votre repas qu’avec ce qu’il y a dans votre frigo sans aller à l’épicerie acheter des produits supplémentaires. En fonction de ce vous y trouvez, vous déterminez ce que vous allez préparer. Les entrepreneurs agissent majoritairement selon cette logique.
Le second principe est la perte acceptable. Cela signifie engager des ressources dont la perte nous semble acceptable en cas d’échec (temps, argent, etc). Pour évaluer un projet, il est souvent expliqué qu’il faut regarder le retour attendu, ce qu’il peut rapporter. La perte acceptable consiste à dire : je vais avancer d’une case parce que si ça ne marche pas, au pire, j’aurais perdu une journée ou j’aurais perdu une certaine somme. C’est une logique de limitation de pertes, un principe de prudence. L’entrepreneuriat n’est pas souvent associé au contrôle du risque mais dans les faits, l’entrepreneur raisonne en pertes acceptables. Prenons un exemple: en tant qu’étudiant en 2ème année à emlyon, j’aimerais bien être entrepreneur. Il y a évidemment un risque alors je vais me donner disons 2 ans pour lancer mon projet et si ça ne fonctionne pas à l’issue de ces 2 années alors je ne persévère pas. Ces deux années sont pour moi une perte acceptable, car je suis jeune et je possède un bon diplôme, des compétences qui me permettront de trouver un travail à la suite de ces 2 années en cas d’échec. Je prends ainsi un risque mais c’est un risque que j’estime acceptable, plutôt que de parier sur le gain attendu qui est, lui, hypothétique.
Le troisième principe est la co-construction, l’entrepreneuriat est un exercice social. Plutôt que l’idée d’un génie solitaire qui débute avec une grande idée susceptible de changer le monde, il y a l’idée de la co-construction. Reprenons la métaphore du frigo : je souhaite organiser un repas avec mes amis ce soir. Je peux choisir de les inviter, de leur demander de venir à 20H et de m’occuper du choix du menu et de toute la préparation: ils seront obligés de manger ce que j’aurais préparé. L’alternative est de leur donner rendez-vous à 16h, que chacun ramène un produit puis que nous décidions ensemble de ce que l’on fait. C’est très imagé, bien-sûr, mais le principe de la co-construction explique que les grands entrepreneurs sont davantage des gens qui avaient certes des compétences et du talent mais qui ne maîtrisaient pas et ne connaissaient pas tout. Vous pouvez être un très bon codeur informatique mais un très mauvais vendeur, un très bon financier mais un très mauvais organisateur, être très créatif mais ne rien savoir faire de vos mains. L’idée est de travailler ensemble, de co-construire le projet et par conséquent de faire des compromis sur la nature du projet.
“[…] les entrepreneurs partagent certaines choses avec les artistes ou les scientifiques.”
Le quatrième principe est de tirer parti des surprises. Nous ne savons pas de quoi l’avenir est fait, nous pouvons passer des heures à faire des prédictions, mais les surprises sont incontrôlables, qu’elles soient bonnes ou mauvaises d’ailleurs. L’exercice consiste donc à se dire que des surprises surviendront, que nous ne pouvons pas les contrôler, mais que nous pouvons en revanche essayer d’en tirer parti. Je prends un exemple personnel. Dans ma première société, nous avions développé un produit qui se vendait bien, mais sans plus. Ça n’était ni un succès, ni un échec. C’est d’ailleurs la pire des situations : mon produit se vend suffisamment pour continuer à le commercialiser mais pas suffisamment pour que l’on puisse en vivre. Un jour, nous faisons une démonstration de ce produit à un client potentiel. Celui-ci me rétorque que notre produit est génial mais qu’il n’est pas intéressé pour autant. Il ajoute : « en revanche je pense que vous devriez modifier votre produit pour adresser non pas le marché actuel mais un autre marché, qui me semble être le marché adapté ». De prime abord, c’est une mauvaise surprise, puisque le client ne va pas signer. Toutefois nous avons écouté ses conseils et notre produit est devenu notre produit principal pendant les quasiment 10 années qui ont suivies. Il y a inévitablement des surprises, parfois bonnes, parfois mauvaises, que nous ne pouvons contrôler. Or, on remarque que l’entrepreneur doit faire preuve d’opportunisme pour tirer parti de ces surprises.
Enfin le cinquième principe est le pilote dans l’avion. L’avenir n’est pas quelque chose qui arrive et qui vous tombe dessus même si là encore, il y a beaucoup d’aspects de l’avenir que nous ne pouvons pas contrôler. Les grands entrepreneurs, au sens le plus large du terme (entrepreneurs classiques, entrepreneurs sociaux, entrepreneurs politiques, etc), démontrent que l’avenir dépend aussi de ce que l’on fait. L’idée est de dire qu’il faut créer le monde, que l’on n’accepte pas le monde qui a été imaginé. L’entrepreneuriat est le domaine dans lequel l’acteur a un impact sur le monde, petit mais parfois immense. En tout cas, il faut partir du principe que même si l’on pense être une petite fourmi insignifiante, l’histoire montre que l’on peut avoir beaucoup d’impacts. Il faut vraiment regarder le monde, non pas tel qu’il est et non pas tel que les autres nous le prédisent mais tel que nous voulons qu’il soit. C’est un retour à nos valeurs, ce que l’on partage, ce contre quoi on est, ce qui nous motive, ce qui fait battre notre cœur.
On remarque que l’on passe ici d’une logique, toujours présente dans l’esprit de beaucoup, où le point de départ est l’idée à une logique où le point de départ est l’entrepreneur lui-même, qu’est ce qui fait de nous un entrepreneur en puissance ?
Ce qui est génial dans l’entrepreneuriat, c’est qu’il y a des gens qui rêvent d’être entrepreneur depuis qu’ils sont tout petits. Il y a aussi des gens qui deviennent entrepreneurs par accident. En voulant faire quelque chose, ils se rendent compte que ça n’est pas possible alors ils commencent à chercher une solution et se retrouvent finalement à résoudre un problème, que pouvaient rencontrer d’autres qu’eux. Certains entrepreneurs le sont devenus pour aider quelqu’un. Certains le sont devenus à la suite d’un accident de la vie. Certains sont scandalisés par une situation et souhaitent s’en emparer (on peut parler d’entrepreneuriat social). Certains sont motivés par l’argent. D’autres encore sont passionnés par un sujet et souhaitent simplement le développer. Les raisons ne sont parfois pas très claires. J’aime bien raconter l’histoire de Madame Tao. Madame Tao, une chinoise analphabète, vit quasiment dans la rue et un jour, elle doit faire face au décès de son mari. Elle se retrouve littéralement à la rue, avec 2 enfants et doit survivre. La seule activité qu’elle est capable de faire est de cuire du riz. Évidemment, ça n’est pas ce que l’on peut appeler un avantage comparatif, dans un pays où la cuisson du riz est maîtrisée de tous. Elle décide toutefois de vendre des bols de riz à des étudiants et réussit à gagner un peu d’argent comme cela, à survivre, et à nourrir ses enfants. Petit à petit, Madame Tao forge sa marque et devient une start-uppeuse quasiment iconique en Chine. Cet exemple est très intéressant car Madame Tao, nous pourrions l’appeler Madame lambda et cela de façon très respectueuse, nous montre que sans y voir une opportunité entrepreneuriale, très naturellement et petit à petit, elle construit une entreprise viable.
À titre personnel, lorsque j’ai créé mon entreprise, le travail en collaboration, la co-création, les gens avec lesquels je travaillais forgeaient ma motivation. Il y a aussi le plaisir de créer. Cela montre que les entrepreneurs partagent certaines choses avec les artistes ou les scientifiques. Lorsque j’écrivais des lignes de code et que je voyais que mon programme était utilisé, c’était très satisfaisant et c’est même difficile à décrire. Je crois que l’être humain est créatif par nature. Cette créativité s’exprime différemment pour chacun (faire le jardin, la cuisine, etc.). Puis par extension des actions sont entreprises (création d’un comité de quartier, d’une association, etc.). C’est un continuum dont, effectivement, le seul point de départ est l’individu.
Vous notez 3 aspects qui ont trait à la personne: la personnalité, la connaissance et le réseau de relations, qui font que tout le monde peut être entrepreneur.
L’entrepreneur démarre avec ce qu’il est, sa personnalité (ce qui compte pour lui, ce qui le scandalise, ce qui le motive, ce qui le passionne, etc.). De ce fait, tout projet entrepreneurial est unique parce qu’il est le produit de la personnalité de celui où de celle qui l’initie. L’entrepreneur ne se lance pas sur la base d’abstractions telles que des opportunités de marchés. Ce sont des gens qui aiment avant tout « faire », puis cela mène éventuellement à des entreprises, à des marchés, etc. C’est fondamental parce que cela touche aux valeurs de l’individu.
Le deuxième aspect est effectivement la connaissance. Certains individus sont passionnés par la cuisine, aident leurs parents à cuisiner étant enfant, d’autres sont très incompétents et ne savent quasiment pas faire cuire un œuf. Certains savent manier les chiffres et réaliser un compte de résultat, d’autres sont incapables de poser une multiplication. Chacun possède un savoir propre explicite qu’il peut mettre
au service d’une activité.
Le troisième aspect effectivement est le réseau de connaissance. Il ne faut pas le concevoir comme réseau susceptible de vous pistonner. Il faut l’envisager comme un réseau sur lequel vous pourrez vous appuyer en cas de besoin. Prenons l’exemple de Michel et Augustin : lorsqu’ils ont démarré, ils ont eu besoin d’un four professionnel pour cuire leurs cookies. N’ayant pas les moyens de se payer un four professionnel, ils sont allés voir un boulanger, fermé le lundi, pour lui demander s’ils pouvaient utiliser le four le lundi. Et ce dernier a très gentiment accepté de leur prêter son four. La relation s’envisage au sens le plus banal et noble du terme et c’est évidemment une ressource colossale parce que l’entrepreneuriat est synonyme de co-construction. Tout l’art de l’entrepreneur réside dans sa capacité à susciter l’intérêt tels que Michel et Augustin ont su convaincre le boulanger. Ces 3 ressources sont fondamentales. L’avantage est que tout le monde les possède. Du PDG d’une grande entreprise, au militant associatif, en passant par l’employé dans une entreprise. Madame Tao que nous évoquions tout à l’heure possédait ces ressources, et ce alors même qu’elle était quasiment dans la rue. Madame Tao s’est installée près d’une Université chinoise de 5000 étudiants. Elle en connaissait 2 ou 3, leur a proposé un bol de riz. Remarquant sa gentillesse, ils se sont pris d’affection pour elle, puis ont parlé d’elle autour d’eux. L’entrepreneuriat est un processus social.
“Il n’y a pas de trait précis pour être entrepreneur, il n’y a pas à être créatif ou passionné.”
Ces ressources et capacités sont universelles. Il paraît pourtant difficile de croire que tout le monde est égal face à l’entrepreneuriat… Peut-on vraiment être entrepreneur sans être créatif ou sans être passionné ?
Absolument, et c’est fondamental ! Si vous ne deviez garder qu’une seule chose de cette interview, c’est celle-ci : il n’y a pas de trait précis pour être entrepreneur, il n’y a pas à être créatif ou passionné. Il y a des entrepreneurs qui sont hyper créatifs, qui sont en train de faire leurs études et qui ont une espèce de vision. Oui, ça arrive. Mais beaucoup d’entrepreneurs ne sont pas créatifs. L’enjeu est de s’entourer de gens pour être créatif collectivement. Le fondateur d’Ikéa, Ingvar Kamprad, a créé une épicerie. C’est très respectable, mais il n’y avait rien de créatif. L’idée d’Ikéa, tel qu’il est aujourd’hui, né de l’ouverture d’Ingvar Kamprad. Il a su s’entourer de gens et collectivement l’idée a émergé, il a su tirer parti des surprises (principe 4 de l’effectuation). Il n’est pas nécessaire d’être créatif pour être entrepreneur parce que pour démarrer il n’y a pas besoin d’une grande idée géniale. La réussite entrepreneuriale peut tenir au fait que l’on a une idée qui est un peu lambda mais qui est en revanche appuyée par du sérieux envers les clients, qui nous font confiance, qui reviennent vers nous plutôt que vers le concurrent, que le produit est peut-être meilleur, en bref que l’on préfère travailler avec nous. L’entrepreneur a besoin d’aimer ce qu’il fait et d’être sérieux, de prendre du plaisir, mais la passion n’est pas nécessaire. On peut apprécier créer quelque chose collectivement, donner forme à quelque chose, peut être avec une dimension vaguement artistique. Nous avons d’ailleurs vu que les motivations à entreprendre étaient bien différentes pour tout un chacun. Je veux que vous gardiez à l’esprit que si vous n’êtes pas créatif, si vous n’êtes pas passionné, ça n’est pas grave du tout. Chacun possède des qualités, il faut être conscient de ses points forts et savoir en tirer parti. Et ce d’autant plus lorsque l’on est étudiant à emlyon et que l’on a un bagage social et intellectuel très important. Bien sûr, il est parfaitement respectable de ne pas vouloir entreprendre et chacun est libre de prendre la direction qui le satisfait le mieux.
On croît souvent que l’entrepreneur est un amoureux du risque, le second principe de l’effectuation semble montrer que cette vision est erronée.
L’entrepreneur n’est pas du tout amoureux du risque. Comme dans toute profession ou toute activité humaine, il y a des “risques”, mais si vous aimez vraiment le risque, il vaut mieux aller jouer au poker, au casino ou faire du saut à l’élastique. L’entrepreneur n’est pas motivé par la prise de risque, cela n’a jamais été démontré. Il n’y a pas de distinction entre des êtres particuliers qui aimeraient le risque dès la naissance et qui seraient susceptibles de devenir entrepreneur et ceux qui n’aimeraient pas le risque et qui, malheureusement, deviendraient employés, consultants ou pire, enseignants (rires). En réalité, la démarche des entrepreneurs est plutôt de vouloir contrôler le risque. Ils savent qu’il y a une part de risque mais acceptent de se lancer s’ils peuvent contrôler la perte acceptable. D’autre part, l’entrepreneur contrôle le risque grâce à son travail avec les autres. Ce que je recommande à qui veut se lancer est d’accepter de prendre des risques mais de fixer une borne temporelle et budgétaire, qui constitue une perte acceptable.
L’entrepreneur est un individu qui, par son action, modifie son environnement, le modèle, l’influence. Toutefois, les événements ne cessent de nous rappeler que le monde est incertain, que personne n’est à l’abri des crises et qu’il est ainsi difficile d’évoluer sereinement dans un environnement si changeant. Monsieur Silberzahn, vous êtes auteur du livre “Bienvenue en incertitude : Survivre et prospérer dans un monde de surprises”, tout d’abord qu’est-ce que l’incertitude ?
L’incertitude est le fait qu’il n’existe pas d’informations sur un phénomène qui nous intéresse. Puisque l’information n’existe pas, on ne peut pas s’appuyer sur une étude de marché par exemple. C’est le cas pour l’épidémie de covid : nous ne savons pas vraiment comment elle a commencé, nous ne savons pas quand elle se terminera, nous ne connaissons pas toutes ses conséquences, etc. Sur certains points, cette incertitude est moindre qu’au début. Nous savons mieux comment le virus se transmet, nous savons mieux le soigner, nous avons maintenant un vaccin mais l’incertitude reste élevée. Une très large part de notre environnement est incertaine puisque qu’il n’existe pas d’informations. Une des raisons étant que ces événements complexes sont multiformes et concernent, en l’occurrence pour le covid, la santé bien sûr mais aussi l’économie, le social, la politique, la géopolitique etc. L’incertitude se caractérise par des phénomènes complexes, l’émergence d’un nouveau marché, le changement des comportements des consommateurs, des tendances. Il faut alors changer de logique parce que l’on ne peut pas aller chercher de l’information. Nous passons d’un paradigme d’apprentissage à un paradigme de création.
L’incertitude est aujourd’hui au cœur de la prise de décision, or la plupart des outils de prise de décisions sont basés sur l’idée que l’on doit prédire l’avenir. Pourtant, le contexte nous rappelle qu’on ne peut prédire l’avenir, que faire dès lors ?
Lorsque nous achetons un billet Air France pour faire Paris-Marseille, nous sommes dans un paradigme prédictif. L’objectif est très clair et nous payons pour cet objectif : le vol est fixé tel jour à telle heure. Si nous partageons cet objectif, nous contribuons au projet en payant le prix demandé pour prendre ce vol. Or, il y a beaucoup de surprises et il peut s’avérer qu’un confinement soit décidé et qu’il n’y ait pas de vol Paris-Marseille. Dès lors, le paradigme de décision dominant, qui est le paradigme de prédiction, et qui fonctionne relativement bien tant qu’il n’y a pas trop d’incertitude, est remis en cause lorsqu’il y a beaucoup d’incertitudes. Ces incertitudes se manifestent parfois de manière très mineure : l’avion à 1h de retard en raison d’une tempête, ou de façon majeure : le covid clou les avions au sol. Il est très important que le management inclut ces 2 volets. En école de commerce ou en école d’ingénieur, les modèles de pensée sont très largement prédictifs et je pense que l’équilibre n’est pas le bon. Je milite pour que nous fassions émerger, et pas seulement en entrepreneuriat, des modèles de prise de décision prenant en compte la large part d’incertitudes. Cela nous ramène effectivement au principe 5, le pilote dans l’avion, qui montre que l’humain est assez largement créateur de son environnement.
Le quatrième principe de l’effectuation est “Tirer parti des surprises”, l’effectuation prend donc en compte l’incertitude comme élément constitutif de l’environnement, par quels moyens l’entrepreneur peut-il, au regard de la manifeste inadaptation des outils du management prédictif, concrètement, tirer parti des surprises et faire les choix adéquats ?
L’incertitude, c’est aussi acter qu’il n’y a pas de règles et c’est d’ailleurs la définition de l’incertitude : la nouveauté, l’émergence du nouveau et notamment de nouveaux modèles et de nouvelles pensées. Cette émergence du nouveau peut être anecdotique (1h de retard du vol parce qu’il y a une tempête) et peut être massive (annulation du vol).
Pour tirer parti d’une surprise il n’y a pas de règles précises mais un exemple sur lequel je reviens : lorsque nous avons lancé un produit, notre client nous a fait remarquer qu’il était super mais qu’il ne pourrait pas l’acheter pour plusieurs raisons. Toutefois il nous a suggéré de le modifier pour viser non pas son marché mais un autre marché. C’est une surprise, qui déstabilise puisque nous ne nous y attendions pas, nous avions travaillé pour ce marché. Nous avions donc le choix de conserver notre vision et de ne pas l’écouter ou bien de suivre ses conseils. C’est ce que j’appelle tirer parti d’une surprise.
Il n’y a pas vraiment de méthode, c’est davantage une posture d’ouverture à la réalité. Bien sûr nous ne pouvons être ouverts à tout sinon nous passerions notre temps à aller dans tous les sens. Des surprises se manifestent, la plupart sont ignorées et d’autres sont saisies. Les grands mouvements d’accélération dans un projet entrepreneurial viennent souvent de surprises que nous n’avions pas anticipé : une remarque d’un client, un commentaire ou bien d’autres choses. Nous sommes ici loin du visionnaire qui reste droit dans ses bottes, qui est une attitude possible bien sûr, cela fonctionne parfois, mais pour tirer parti des surprises, il faut être ouvert au changement et accepter la flexibilité.
On le voit bien, tirer parti des surprises c’est aussi prendre en compte les remarques des différents acteurs, prendre en compte leur jeu, alors de quelles informations l’entrepreneur a besoin pour faire les bons choix ?
Il n’y a pas de bon choix. C’est vraiment très important parce qu’un bon choix suppose un critère de référence. Lorsque je vous raconte l’histoire de mon client qui m’a suggéré d’adresser un autre marché, je peux parfaitement lui répondre “ merci Monsieur le client mais j’ai un produit sur lequel je travaille depuis 6 mois et je vais continuer à travailler plus dur pour vendre mon produit”, de la même manière que je peux lui répondre “très bien nous allons prendre en compte votre remarque”. Les deux choix peuvent se révéler être des succès. La question n’est pas tellement de faire le “bon” choix parce que le bon choix suppose un critère de référence qui n’existe pas puisque vous êtes dans une situation d’incertitude.
Le philosophe Alain nous dit “une fois que vous avez fait un choix, faites en sorte que ça devienne le bon”. En incertitude, avec peu d’informations, nous devons parfois nous en remettre à l’intuition. Dans mon exemple précédent, lorsque mon client nous a préconisé de modifier notre produit pour adresser un nouveau marché, nous aurions dû lui demander : “qu’est-ce que vous seriez prêt à faire pour m’aider à développer ce produit ?”. Nous pouvons offrir quelque chose en échange de son aide. Ce qui va déterminer ce qui est un bon choix ou pas, c’est s’il y a quelqu’un qui est prêt à s’engager. Si personne n’est prêt à s’engager sur une idée, vous aurez du mal à la rendre réelle. Vous pouvez choisir d’être visionnaire et de vous lancer tout de même ou alors vous suivez les principes de l’effectuation et vous sélectionnez l’idée qui retient le plus d’engagement. Le choix n’est donc pas “bon” dans l’absolu mais il est “bon” parce qu’il y a des gens qui s’engagent et que votre projet a plus de chances de devenir réaliste. Vous acceptez alors que votre projet soit en partie déterminé par les autres. Il faut avoir conscience que certains sont davantage sur un paradigme visionnaire et ne font pas concession, et cela peut parfaitement fonctionner, et d’autres sont davantage ouverts aux compromis et aux négociations, à la co-construction. L’entrepreneuriat est génial en ce sens, il n’y a pas une seule “bonne” façon de faire.