“C’est qui le Patron ?!” est une marque proposant des produits qui rémunèrent les producteurs au prix juste, en réaction à la paupérisation alarmante des agriculteurs et aux chaînes de production aux bénéfices inégalitaires.
Les débuts
Tout commence en 2016, quand les initiatives “Les gueules cassées” et “Mes goûts” respectivement de Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier fusionnent. Le principe est simple : ré-engager les citoyens dans leur alimentation. Les entrepreneurs engagés souhaitent instaurer un fonctionnement participatif dans le marché de l’alimentation grâce à des consultations en amont de chaque lancement de produit qui permettent de créer le produit le plus en phase avec les attentes des consommateurs. Aujourd’hui, l’entreprise de 15 salariés génère un chiffre d’affaire de 3 millions d’euros et apparaît de façon croissante dans les rayons de grandes surfaces.
Comment ça marche ?
En août 2016, un questionnaire en ligne est lancé par la marque. Il permet à des consommateurs de s’exprimer quant à leurs attentes lors de l’achat d’une brique de lait. Quatre critères sont analysés : la rémunération du producteur, l’origine du lait, la mise en pâturage et l’alimentation hors pâturage. À cela s’ajoutent des considérations sur l’emballage. Une fois le questionnaire validé, le produit est conçu grâce à des agriculteurs, fabricants et distributeurs partenaires de l’opération. L’entreprise se définit comme “la marque du consommateur” car tous les consommateurs peuvent choisir le juste prix de chaque produit de cette marque. C’est une stratégie marketing innovante puisque le prix est fixé par le consommateur et non pas par l’entreprise.
Un business model atypique
Le prix moyen de la brique de lait sur le marché s’élève à environ 69 centimes contre 99 centimes pour une brique de lait “C’est qui le Patron ?!”. Ce prix, fixé par les consommateurs eux-mêmes lors du questionnaire qui leur est envoyé, permet de rémunérer de 40 centimes par brique son producteur soit environ 10 centimes de plus que la moyenne, le reste allant à la TVA et aux autres échelons du processus de commercialisation. La grande particularité de la marque est qu’elle ne finance pas de campagne de publicité, misant toute sa communication sur différents réseaux. Cette grande économie permet à “C’est qui le Patron ?!” de ne prélever que 5 centimes pour chaque brique de lait, (là où les grandes surfaces ponctionnent 13 centimes) pour assurer son fonctionnement interne (traitement des questionnaires, suivi du produit) et rémunérer la société des consommateurs qui participe activement à l’élaboration du cahier des charges et à l’étude du produit pour en fixer le prix. Finalement, la marque ne fait que 5% de marge sur les prix de vente dans les magasins et 2% sur les grandes enseignes comme Monoprix qui peut la commercialiser à condition d’en respecter le cahier des charges.
Un cahier des charges responsable
La protection des producteurs de lait est le fer de lance de “C’est qui le patron ?!”, dans un contexte où la guerre des prix entre les grandes surfaces n’a fait que réduire encore les maigres bénéfices que les agriculteurs peinaient déjà à dégager et dans une tendance de long terme d’affaiblissement du secteur primaire. Secteur aujourd’hui en crise, l’agriculture et plus généralement les producteurs de lait sont victimes d’un rapport de force avec la grande distribution qui leur est désormais nettement défavorable. En effet, le marché du lait souffre d’une compétition internationale presque totale qui ne permet plus guère aux producteurs français de vivre de leur métier, ne pas vendre à perte tout au plus. Néanmoins, outre cette volonté de ré-impliquer directement le consommateur avec le producteur en cassant les intermédiaires traditionnels, le cahier des charges introduit s’engage de manière plus globale pour une agriculture durable et respectueuse de l’environnement. Origine du lait français, pâturage entre 3 et 6 mois obligatoire, absence d’OGM, fourrages locaux (moins de 100km autour de l’exploitation), traçabilité et transparence totales du produit, telles sont les directives préconisées par le panel de consommateurs interrogés sur leur vision du lait responsable et imposées aux structures partenaires de la marque.
Un nouveau mouvement ?
Le modèle de “C’est qui le Patron?!” s’est déjà exporté dans plus de 10 pays.
En voulant rendre les consommateurs acteurs d’une économie plus sociale et respectueuse, “C’est qui le Patron?!” a su innover avec sa nouvelle méthode de mise sur le marché de ses produits et sa transparence illustrée par les informations écrites sur la brique, mettant directement le producteur au centre des préoccupations de l’acheteur. Loin de ne vouloir se limiter qu’à ce seul produit, la marque a déjà étendu son mode de fonctionnement à 33 autres produits tels que le beurre, les saucisses ou la farine. Sur le long terme leur objectif est “d’accompagner une mutation plus rapide de l’économie, face aux urgences climatique et sociale”. Néanmoins, devant le succès de cette initiative, la jeune société ne détient plus le monopole de cette nouvelle forme de communication, désormais concurrencée par la grande distribution qui a vite réagi au succès de cette nouvelle forme de commercialisation. Ainsi, dès 2018, Intermarché lance sous un packaging similaire la brique de lait qui dit combien elle rémunère son producteur. Le modèle de “C’est qui le Patron?!” s’est déjà exporté dans plus de 10 pays.
L’initiative louable de “C’est qui le Patron ?!” fait donc désormais face au délicat défi de se différencier de ces géants dont l’aspect social, comme environnemental font aujourd’hui entièrement partie d’une stratégie marketing risquant de noyer le message porté initialement. A moins que la marque ait effectivement lancé un mouvement obligeant tous ses concurrents à ne plus pouvoir ignorer le lien entre consommateurs et producteurs et ainsi à s’attaquer aux problématiques de l’agriculture durable. Toujours est-il que la marque a trouvé un écho puissant auprès d’Emmanuel Macron, ce qui témoigne tout autant de son succès que des maux d’un marché qui s’autorégule seul alors que ce rôle est censé, au moins en partie, incomber à l’Etat.
Une solution ponctuelle face à des problèmes structurels
Mais, selon l’NSAE, une telle démarche surresponsabilise les consommateurs, les rend inégaux selon leur pouvoir d’achat alors que les autres acteurs de la filière agroalimentaire sont épargnés, y compris les pouvoirs publics. En outre, cette démarche ne résout pas les défaillances du marché. C’est une double violence faite aux citoyens : violence économique, car ils payent seuls pour les défaillances de tout un système et violence psychologique, car ils portent seuls la responsabilité de leurs choix pour être consom’acteurs.
Au niveau « micro », les initiatives telles que « C’est qui le Patron ?! » peuvent certes avoir un impact positif : les producteurs sont mieux rémunérés, les consommateurs retrouvent du sens à leurs achats. Cependant, à une échelle « macro », qui est celle d’Emmanuel Macron quand il mentionne l’initiative comme solution du problème sociétal qu’est la crise du lait, les enjeux sont tout autre. Cela fait porter aux consommateurs l’entière responsabilité du changement. Cette responsabilité est économique, puisque ce sont eux qui endossent le surcoût pour assurer la rémunération des producteurs. Les marges des transformateurs et des distributeurs ne sont pas remises en question et restent largement opaques.
Toute l’initiative repose sur un travail bénévole de nombreux citoyens qui doivent endosser un rôle d’auditeur en visitant les fermes et de commercial en démarchant les directeurs de magasin faisant douter de la viabilité d’un tel modèle à plus grande échelle. Cela implique, enfin, que les consommateurs acquièrent une expertise des filières agricoles, puisque c’est désormais à eux qu’incombe de déterminer un juste prix pour le lait, ainsi que pour tous les autres produits qui pourraient être et sont déjà concernés par ce genre d’initiatives.
Enfin, bien qu’elle soit à impact largement positif, l’initiative ne s’attaque pas (elle ne le peut pas) au cœur du problème en ne remettant pas en question les marges des transformateurs et des distributeurs. Nicolas Chabanne en est parfaitement conscient en déclarant “La loi Alimentation (qui doit instaurer un nouveau calcul des prix agricoles sur la base des coûts de production), c’est bien, mais ça donne un peu le bourdon. Nous, nous allons nous débrouiller tout seuls. Décider par notre acte d’achat, c’est un bulletin de vote surpuissant.”
De Jean-Christophe Cagnon, Nathan Pinet et Octave Kleynjans