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Black Mirror, anatomie d’une série subversive (3/7) : INTIME ET TECHNOLOGIE, LES ETOILES CONTRAIRES DU « MALAISE CREDIBLE »

NB : Dans le cadre de sa rubrique « Point de Vue », Le M ouvre ses colonnes aux étudiants d’emlyon. Ils peuvent ainsi exprimer une opinion, une humeur, une conviction, en toute subjectivité, au travers d’articles. Le M propose aux étudiants de les accompagner dans la rédaction en leur apportant de précieux conseils, faisant d’eux de meilleurs rédacteurs. Les propos tenus dans cette rubrique n’engagent que leurs  auteurs.

Par Alexandre Fournet,

Baiser en surfant sur le métaverse ou surfer sur le métaverse pour voir sa propre fille copuler avec son petit copain… bienvenue dans Black Mirror, et, par-là, ce troisième article portant sur la technologie et son interaction avec les sphères intimes de nos modernités.

On dit que l’amour, c’est regarder dans la même direction… (The Entire Story of you)

LA BANALITE DU MAL

Où la subversion propre à la fiction réside dans l’adoucissement de notre jugement envers des personnages confrontés à une technologie infiltrant peu à peu leur quotidien

D’un point de vue très personnel, c’est lorsque Black Mirror fait rentrer les nouvelles technologies dans nos sphères les plus intimes pour les dérégler de l’intérieur que je trouve la série la plus passionnante. Je me souviendrai toujours de l’atmosphère glaçante au moment où le clone de Be Right Back descend les escaliers, et qu’il apparaisse sous la forme de Domnhall Glesson, nu, devant Hailey Atwell, avec ce sourire contrit et gêné du robot qui veut bien faire, censé remplacer le mari mort de la veuve esseulée. Oui, cette nouvelle technologie, par bien des aspects, « veut bien faire » : mais régler les grandes questions existentielles et humaines en voulant « bien faire » n’a, en réalité, aucun sens – et, pour le coup, Black Mirror le démontre très bien. 

Comme rappelé dans l’introduction, cette science-fiction de proximité permet de nous projeter plus facilement dans des corps qui ne nous sont pas étrangers, et dans des situations non moins familières. C’est l’extraordinaire réussite de The Entire Story of you, qui, en partant d’une banale affaire de jalousie et de tromperie, y mêle la technologie du « grain » (une sorte d’implant visuel) pour plonger dans l’horreur qu’elle parvient progressivement à provoquer. 

Dans le même genre, Arkangel nous plonge dans cette même idée de l’implant, cette fois-ci installé dans la tête d’un enfant afin d’être mieux surveillé par sa mère et voir à travers lui, ce qui aboutira au malaise provoqué par la paranoïa de la mère, finissant par s’immiscer dans les rapports intimes de sa fille. Dans une version moins réussie, dans Crocodile, ce sont les souvenirs qui, passés au crible, n’offrent plus aucun secret pour quiconque. Enfin, j’ai une affection particulière pour l’histoire du meutrier dans White Christmas, qui se voit simplement « bloqué » visuellement par son ex-femme dans le monde réel – mais à travers son implant visuel, et dont la fille est brouillée à ses yeux. 

Se faire bloquer prend un sens tout à fait littéral dans White Christmas

Be right back reste la plus grande réussite du genre et synthétise bien l’importance de Black Mirror. Par son jeu, Domnhall Gleeson passe de l’émotion au malaise, et réussit à porter l’idée manifeste de Black Mirror : l’efficacité des nouvelles technologies ne réussira jamais à nous faire oublier que l’homme est irremplaçable, envers et contre tout, contrairement à ce que cherche à nous faire croire les grandes pontes transhumanistes de notre temps.

Ici, c’est donc résolument la forme qui est subversive : Black Mirror excelle à créer ce malaise provoqué par l’entrée de la technologie dans nos sphères privées. Fondamentalement, elle préfigure ce qui est déjà en train d’arriver à l’heure actuelle où scroller toute la journée sur nos téléphones semble être devenu une extension de notre nature. Black Mirror pourrait être vue comme subversive, en ce qu’elle ne produit pas une critique des nouvelles technologies de manière frontale et unilatérale : elle en souligne la banalité dans un monde qui a fini par les accepter et qui ne peut vivre sans. Aux antipodes des mastodontes – que j’adore par ailleurs – que sont Hang the DjNosedive ou Fifteen million merits, les épisodes comme ArkangelThe Entire Story of youou Be Right Back empruntent l’allée plus obscure de situations plus banales de l’intime. Les nouvelles technologies s’infiltrent, comme dans The Entire Story of you, dans une histoire de jalousie et de tromperie d’une manière ultra-crédible et réaliste. 

Les personnages ne rejettent jamais la cause de leur malheur sur ces nouvelles technologies, et si le protagoniste principal, qui a pu assister à la tromperie de sa femme à cause du système d’espionnage de l’implant visuel, finit par retirer l’implant, c’est surtout pour oublier celle qui l’a meurtri et profondément affecté. Parler de White Christmas : il est normal de considérer le block dans le monde de White Christmas, même si ses conséquences sont tragiques. 

Tout retour en arrière semble impossible, et Yuval Noah Harari écrit à ce propos des nouvelles technologies dans Homo Sapiens : 

« Une des lois d’airain de l’histoire est que les produits de luxe deviennent des nécessités et engendrent des nouvelles obligations.  Dès lors que les gens se sont habitués à un certain luxe (=en l’occurrence ici, les nouvelles technologies type implants visuels, non essentielles à la survie brute), ils le tiennent pour acquis. Puis se mettent à compter dessus. Et ils finissent par ne plus pouvoir s’en passer. Au fil des dernières décennies, nous avons inventé d’innombrables moyens de gagner du temps qui sont censés nous faciliter la vie : machines à laver, aspirateur, lave-vaisselle, téléphones, Iphone, ordinateurs, e-mail. Auparavant, écrire une lettre, indiquer l’adresse, la timbrer et la porter à la boîte était un gros travail. Il fallait des jours ou des semaines, voire des mots, pour recevoir une réponse Désormais, je peux rédiger en quatrième vitesse un mail qui va faire un demi-tour du monde et, si mon destinataire est en ligne, recevoir une réponse une minute après. Autant de soucis épargnés et de temps gagné, mais ma vie est-elle plus détendue ? ». (Homo Sapiens, Yuval Noah Harari)

Résumé du malaise provoqué par Black Mirror en une image… (Be Right Back)

Voilà où est la subversion dans ces épisodes de l’intime : les personnages ne remettent jamais vraiment en cause ces nouvelles technologies, et pourquoi le feraient-ils ? Ils vivent avec, en cohérence avec leur époque, et c’est sans doute le plus effrayant. L’importance de la fiction, comme rappelé dans l’introduction, n’est pas seulement de critiquer frontalement les nouvelles technologies, mais plutôt de tenter d’écrire des situations.Il convient de revenir sur Be Right back, qui est, comme vous l’aurez compris, l’un de mes épisodes préférés. Quand commence la subversion ? En réalité, dès les premières minutes. Ash laisse Martha attendre sous la pluie avec ses cafés : c’est un mauvais mari. Il est inattentif, la tête ailleurs, tête de mule ; et, de surcroît, il ne bande pas comme il faut. Son clone fera objectivement mieux que lui, après l’avoir remplacé une fois mort, décuplant le plaisir sexuel de Martha… écriture qui remet la faiblesse humaine au centre de la pièce dès les premières minutes de l’épisode. Mais il y a plus. Une subversion morale plus grave est à l’œuvre dès le début d’épisode, dans la décision même de procéder à l’achat du clone. Martha est fermement opposée à l’idée de remplacer son mari par un clone. Elle ne veut simplement pas en entendre parler : c’est bien trop tôt. Mais là encore, l’écriture va s’articuler plus finement qu’il n’y paraît, en décrivant le cheminement qui va petit à petit pousser Martha à procéder à cet achat qui défie les lois de la nature. Martha est d’abord isolée par la perte de son mari, dont on comprend qu’il était quasiment tout pour elle. Puis, elle est doublement isolée car enceinte. Cet ultime isolement, qui la laisse seule avec un enfant dans le ventre, est la goutte de trop ; c’est dans cet état de désespoir et de tristesse à fleur de peau qu’elle se décide alors à faire confiance à cette entreprise qui permet de reconstituer une version digitale de Ash version Chatbox. Là encore, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, Martha sait qu’elle n’est pas dupe ; elle ne parle pas à Ash, elle parle à une simulation de Ash. Mais, en mettant un doigt dans la machine, Martha glisse inconsciemment dans une mécanique la poussant à chercher toujours plus de réalisme dans cette substitution de Ash, plongeant l’épisode dans un malaise de plus en plus palpable à mesure que cette recherche se reproche de la recréation physique pure et simple de Ash, sous la forme d’un clone.

Quand la détresse émotionnelle pousse à la faute (?) morale (Be right back)

Ici, la subversion supposément morale – faire son deuil au moyen d’un clone artificiel remplaçant son défunt mari – est tout simplement charriée par l’écriture fictionnelle précise dans la descente aux enfers de son personnage. L’idée est simple mais elle mérite pourtant d’être martelée : il n’est pas question de juger Martha, plutôt de tendre un miroir au spectateur pour lui retourner la question : qu’aurait-il fait à la place de Martha, en ayant son parcours et son histoire ? Aurait-il été capable de résister à la tentation d’un clone digital ? Et puis, il y a subversion morale en ce sens que la question morale n’est jamais réellement posée directement. Martha ne se demande pas s’il est moral de faire ce qu’elle fait ; elle prend des décisions en fonction de ce qu’elle ressent. Il lui est d’abord insupportable de songer à l’idée même de trouver un substitut à son mari, parce qu’elle l’intuition que cela ne lui servira à rien pour apaiser sa douleur. Puis, le glissement lui fait espérer le contraire, et la question morale n’intervient toujours pas. Lorsqu’elle hésitera à détruire ledit clone, c’est par conviction que celui-ci n’est pas Ash, et non pas parce qu’il serait immoral de continuer dans cette direction. Il y a subversion morale du fait que la fiction envoie paître la question morale, qui n’intéresse jamais notre Martha endeuillée ; ainsi, on vient déplacer le questionnement pour heurter une corde plus sensible. 

Voilà, peut-être, l’une des clés de la subversion de Black Mirror : le malaise « crédible » de l’intimité, poussant les individus à prendre des décisions allant à l’encontre de la morale en pensant d’abord à leur propre bien, confirmant également la phrase culte de Jean Renoir : « ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons ».

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TECHNOPHOBIE OU TECHNOPHILIE ?

(où la subversion consiste cette-fois ci à éviter la diabolisation unilatérale et frontale des nouvelles technologies, tout en suggérant qu’ils peuvent même résoudre des problèmes ou apporter une certaine forme de bonheur)

Preuve ultime que Black Mirror ne se préoccupe pas vraiment de faire passer une morale unilatérale ; l’épisode n’essaye jamais de faire rentrer son personnage dans le droit chemin. La fin de Be Right back en atteste superbement par son étrangeté : Martha, après avoir essayé le clone de son mari mort pour pallier à son absence, se rend compte progressivement que la substitution de son mari Ash par ce clone ne marche pas et qu’elle ne lui rendra pas son mari qui lui manque tant, aussi imparfait fut-il. Mais – et c’est probablement l’un des meilleurs plot-twists de Black Mirror, loin devant celui de Shut up and dance – la dernière scène nous révèle qu’au lieu de le détruire, comme la scène sur la falaise nous l’avait laissé penser, le clone étant devenu inutile au vu de son incapacité à faire revenir Ash, nous apprenons que Martha le garde dans le grenier et le ressort de temps en temps, notamment pour l’anniversaire de leur fille. Qu’est-ce que cela peut-il bien signifier ? Étant donné que le clone vit dans le grenier, il est bien clair qu’il ne vit pas au quotidien avec Martha. Nous pouvons donc supposer que Martha, ne s’ayant jamais vraiment remise du deuil du vrai Ash, le ressorte à l’occasion de moments de blues ou de solitude sexuelle – le clone étant très performant en la matière… A tout le moins, il permet dans le même temps à sa fille de grandir avec une « simili » figure paternelle (puisque c’est elle qui désire le voir pour son anniversaire). Voilà l’écriture d’un bon personnage humain : l’épisode n’a pas seulement donné une leçon à Martha (un clone ne remplacera jamais un être cher) : il complexifie la situation en nous suggérant que le clone est parfois utile à Martha pour combler la solitude, ce qui est crédible au vu de l’amour qu’elle semblait porter à Ash, ou alors aider à l’éducation de sa fille. Subversion morale jusqu’au bout, puisque le clone n’est pas totalement rejeté, même une fois la démonstration finie.

Retrouver goût à la vie en niant la mort, résumé du programme aussi terrible que dévastateur de Be Right Back

Cet aspect-là est décisif dans la compréhension de la subversion d’une fiction bien écrite, et ajoute un degré de complexité à cette analyse : la réelle subversion d’une fiction est de prêter le flanc à deux mouvements inverses. Car, en regardant Be right Back et à la lumière des derniers éléments apportés, bien malin sera celui qui saura déterminer la direction claire où se porte la charge de l’épisode. En réalité, il serait fallacieux de croire que Black Mirror est une série dont la charge subversive est, au fond, faible, puisqu’elle critiquerait unilatéralement les nouvelles technologies : sa charge se perdrait dans une critique vue et revue mille fois, surfant sur des peurs et des angoisses liées aux nouvelles technologies et à notre imagination très apocalyptique de ces dernières. Be right back n’est pas uniquement sombre, et voilà où se situe sa charge subversive : l’on pourrait défendre l’idée que Martha réussit aussi à faire son deuil grâce à la transition opérée par le clone de substitution. L’épisode n’est pas que sombre ; il est également ensoleillé. Il permet à Martha de prendre de la distance tout en acceptant l’idée que rien ne lui rendra jamais son mari, en quoi le clone apparaît alors comme un élément apaisant dans le deuil de Martha. Constituant in fine un élément de malaise dans la maison, Martha décide de le garder alors qu’elle est pleinement consciente qu’il n’est pas Ash, signe qu’il lui est utile pour continuer à vivre sa vie de tous les jours et qu’il lui apporte, malgré tout, une part d’intérêt ou de plaisir (ne serait-ce que pour sa fille).

S’ouvre alors un nouveau champ de subversion charrié par l’écriture : les nouvelles technologies ne sont jamais mauvaises en soi, on peut même dire qu’elles sont d’abord pensées pour apporter le plus grand bien. Les meilleurs épisodes n’essaient pas nécessairement de diaboliser ces nouvelles technologies ; voilà qui est bien subversif, à entendre ceux qui caricaturent Black Mirror en réduisant cette série à un vecteur de paranoïa bête et méchant ! L’implant de garde d’enfant d’Arkangel est une solution qui permet à la mère de ne plus perdre sa fille dans la rue et d’éviter une tragédie. D’une certaine manière, les implants permettent également au protagoniste de The Entire Story of You de découvrir la vérité quant à la tromperie de sa femme. Les deux mamies de San Junipero finissent par tomber amoureuses et se marier dans leur méta-verse balnéaire – mais nous reviendrons sur cet épisode vraiment subversif plus tard.  Enfin, plus que tout autre épisode et bien trop peu évoqué : l’incroyable et sous-coté Striking Vipers, qui sous-entend que ces deux trentenaires un peu trop installés dans des routines de vie citadines, l’un dans son couple monogame et l’autre dans une hypergamie quasi-névrotique, retrouvent un nouveau souffle dans leur existence en se baisant littéralement dans la réalité virtuelle. Alors que son couple bat de l’aile et que sa femme s’ennuie avec lui, le personnage incarné par Anthonie Mackie parvient finalement à trouver un accord avec sa femme en s’autorisant, un jour par an, à aller se faire désirer ailleurs – dans un bar bien réel pour la femme, et dans un jeu virtuel pour Anthonie Mackie. C’est un statu quo banal existant déjà dans le monde du marché des rencontres réelles actuel, et dans une modernité qui a du mal à faire durer le mariage, ce « pis-aller » peut être vu d’un bon œil tant qu’il semble ne pas faire (trop) souffrir les personnages impliqués. Mieux : cette nouvelle technologie a, en l’occurrence, relancer la dynamique de couple, plus complice vers la fin et ayant trouvé une véritable dynamique en intégrant la romance virtualo-homosexuelle des deux amis d’enfance.

Notons en outre que la réversibilité s’exerce dans les deux sens : une fin à priori triste peut en fait porter sa consolation inattendue (le clone de Be Right back) et, dans le même temps, une fin censée apporter sa propre joie peut cacher une misère plus profonde (le compromis de Striking Vipers, qui finit par faire avec le dysfonctionnement du couple de base)

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Après avoir démêlé les endroits de subversion qui peuvent se loger dans les sphères intimes à un niveau d’analyse concernant plutôt la formalité de l’écriture, il convient de se recentrer sur d’autres endroits de subversion concernant le fond thématique de Black Mirror. Dans un premier temps, nous analyserons ainsi la manière dont Black Mirror articule l’interaction la politique et les nouvelles technologies.