Par Alexandre Fournet
Une année de cinéma s’achève par l’un des films les plus ambitieux de cette décennie. Cette ambition, tout le monde la connaît : fort d’un budget colossal, d’une technologie avant-gardiste et d’une préparation de 13 ans, James Cameron revient remuer les eaux mornes de l’industrie du cinéma de blockbuster en nous plongeant dans celles translucides d’une Pandora oubliée. La symbolique est également limpide : effacer, telles des lettres mollement gravées sur la plage, le mot MARVEL, qui aura représenté rien de moins que la dévaluation lente et plébiscitée du noble artisanat du cinéma à grand spectacle – entendez ici le discours indirect libre suivant la pensée du super-réalisateur-entrepreneur Cameron. Avatar 2 nous lavera donc de 10 ans de Marvel Cinematic Universe, et c’est pour cela que nous le défendrons tous – y compris moi.
Oui, il y a une forme de tristesse à défendre un film pour attaquer sa Némésis ; l’inconscient anti-Marvel a trouvé un mastodonte pour torpiller Kevin Feige et ses cauchemars digitaux qui font à peine semblant de croire en ce qu’ils racontent. Là réside peut-être d’ailleurs la différence fondamentale, qui a pu en séduire plus d’un ; la foi. Les auto-références, le cynisme, la complaisance envers les fans de Marvel ont fini de faire fuir les derniers spectateurs avec un semblant d’estime envers eux-mêmes quand on leur crache délibérément à la figure que ce qu’on leur raconte n’a aucune once d’intérêt. James Cameron a une foi viscérale en son projet, personne ne peut lui retirer. Mais quel projet ? Nous reviendrons sur ce film qui fait une véritable sécession avec l’humanité, en faisant revivre un vieux fantasme sur l’essentielle sauvagerie de l’homme et l’essentielle fin de la planète.
Pour résumer le message d’Avatar 2 : l’humanité est condamnée, et seule une autre planète et un autre corps pourront nous sortir de notre condition misérable. Avatar 2 est un film déprimant sur la condition humaine, puisque les Nav’is représentent tout ce que nous voulons être sans le pouvoir dans un fantasme post-humain. Avant de basculer dans un monde où il faut faire 3 mètres de hauteur et avoir une queue pour se reconnecter à la nature afin de sauver son âme, célébrons ces films qui nous rendent humains, si humains.
10 – Entergalactic :
POP (E)MOTION
Voir un artiste musical poursuivre son univers en œuvre filmique n’est plus iconoclaste du tout (Eminem et Kery James sont passés par là), mais rares sont les projets qui arrivent à sublimer un média en un autre. Le pari est réussi avec Entergalactic, où Kid Cudi nous offre une véritable « Vibe » tout en creusant ses thèmes de prédilection : la recherche des paradis artificiels, la dépression à l’entrée dans la vie adulte ainsi que les méandres de la création artistique. Il est très dur de décrocher son regard d’Entergalactic, tant la direction artistique, les morceaux de l’album, les couleurs et les personnages ne cessent de recréer et relancer cette fascination hypnotique dont Scott Mescudi a le secret.
Pourquoi un film nous émeut-il, en dernière instance ? La plupart des gens répondent : parce que l’histoire nous touche ou parce que les personnages nous touchent. Je suis pour ma part ému par des gestes. Surprenant, me direz-vous ? Pas tant que ça. Le geste, le mouvement, c’est le lieu même du cinéma – et qui explique mon adoration pour Malick. Un tressaillement de la lèvre, un mordillement labial ou un doute inscrit dans les yeux d’un personnage restent des endroits qui échapperont toujours à la littérature. Entergalactic, de par son style d’animation inédit – reprenant celui de Into the spider verse –, exacerbe ces gestes devenus imperceptibles dans les Pixar devenus bien trop lisses à certains aspects. L’animation exacerbe également le moindre détail en arrière-plan qui grouille de vie, et la ville de New York s’illumine aux couleurs pourpres de l’univers de Kid Cudi.
Ce film a des « pores », au sens de Bradbury ; je sens la vie qui s’y infuse à chaque plan, malgré un scénario cadenassé aux attendus de la comédie romantique. Ces nouvelles œuvres pop qui nous remplissent d’émerveillement et d’émotion à chaque photogramme ont peut-être bien créé une nouvelle poétique… après le stop-motion, le pop-(e)motion ?
9 – 3000 ans à t’attendre
ENAMORAMIENTO
3000 ans à t’attendre, 3000 ans pour t’aimer
Parfois la magie opère, sans trop savoir pourquoi
Je plonge délicieusement dans chacun de tes plans, je porte tes
fourrures, je caresse ton génie, je m’inquiète de l’héroïne, je voudrais
que tu me narres encore mille et une histoires
Plonger dans une hypnose, se lover en ton sein. Vouloir que la séance
dure toujours. Tomber amoureux d’une histoire, tomber amoureux de
l’amour.
Traverser le miroir et l’écran…
Et croire de nouveau au coup de foudre.
8 – The Batman :
BRUCE WAYNE BEGINS
L’époque est sombre, mes amis. Les enfants d’aujourd’hui ont hérité d’un monde à l’agonie, sans espoir ni promesse, condamné à la nuit éternelle. Les années 1990 avaient créé un Batman gothique sous un Bruce Wayne néanmoins optimiste et romantique (Bruce Keaton), les années 2000 avaient créé un entrepreneur tech éclatant malgré son alter ego torturé (Christian Bale). Les années 2020, plus ternes que jamais, ont donc réinventé le chevalier noir à leur image : nihiliste, cynique et décadent.
Ici, Bruce Wayne n’existe plus : il fait totalement corps avec son double. Pire encore : le film insiste, plus que les autres à mon goût, que Bruce Wayne est un héros à construire, pas encore établi ni solide, un adolescent en passe de devenir adulte. Le Batman est une facilité ; il y a une jouissance sordide dans le film à guetter, tapi dans l’ombre, quels seront les prochains malfrats à fracasser. I am the shadows, l’entend-on dire dans la formidable séquence d’ouverture ; c’est également dans l’ombre que son humanité a été refoulée. Et pourtant, malgré sa frustration vengeresse qui le pousse à se sublimer en main vengeuse douée d’ubiquité (il se rêve faisant corps avec l’obscurité), ce héros est sans cesse ramené à sa matérialité humaine ; il tombe, est pris de vertige au moment de se lancer dans le vide, se fait fracasser violemment en boîte de nuit et ressent la pluie quand il arpente Gotham.
Ici, nulle fantasmagorie gothique fidèle au Gotham des comics, nulle exaltation urbaine qui faisait également le plaisir des thrillers de Nolan. Dans les rues crasses et pluvieuses de Times Square, c’est la mélancolie qui prédomine, les deux grands yeux du héros cerclés de peinture noire (meilleure idée du film) s’empêchant de verser ses « tears in the rain ». Humain trop humain, donc : son arc narratif est précisément l’inverse de Batman Begins. Recouvrer l’humain sous la carapace au moment où une main d’enfant nous agrippe dans la scène finale nous rappelle que, le plus fascinant chez Batman, c’est l’enfant meurtri et désespéré qui n’a d’autre choix, dans une époque viciée jusqu’à l’os, que se mettre au service des autres pour se racheter.
7 – Everything Everywhere All At Once
METAPHYSIQUE DU BAGEL
Si l’on m’avait dit que je serai ému par une histoire multiverselle passant par des relais aussi improbables qu’un couple de femmes lesbiennes aux doigts saucisses ou encore un raton-laveur parlant faisant office d’un Rémi de ratatouille version wish, je n’y aurais pas cru. Et pourtant, la réussite d’Everything everywhere all at once est d’avancer dans son concept coûte que coûte, d’ouvrir le plus de portes possibles, d’assumer le concept du Multiverse dans tout ce qu’il a à offrir de foncièrement excitant, troublant, virevoltant, étourdissant, et – qui l’eut-cru ? – émouvant. Saluer la réussite d’un film qui ose détruire les barrières auto-construites d’une compagnie milliardaire comme Marvel (la « maison des Idées », rappelons-le) est jouissif ; mais cela ne suffit pas à expliquer l’émotion provoquée par le film.
Pourquoi ça marche ? Par quelle sorcellerie ce film tient-il ? L’idée est en fait assez simple : malgré les opportunités visuelles, philosophiques, métaphysiques et esthétiques ultra galvanisantes offertes par ce concept, qui provoque d’abord certain étourdissement avant de provoquer une orgie de plaisir cinématographique, le film se recentre dans sa dernière partie ; multivers ou pas, une relation impliquant au moins deux personnes ouvre nécessairement des montagnes de nuances de complexité, de honte et de regrets. Face à un concept aussi énorme, le film embrasse tout : les relations de couple, les relations familiales, la solitude moderne, la difficulté d’être soi, etc. Malgré l’effet catalogue qui peut parfois se faire sentir, certaines séquences font mouche en dépit de leur potentialité vulgaire ou parodique (le pastiche de Wong Kar Wai), notamment par leur littéralité et leur relance à travers le multivers. Les scènes se complètent, s’interpénètrent d’affects et s’influencent, au point d’aboutir au final à un véritable film cubiste qui trouve sa beauté dans son ampleur globale.
Mais il y a plus. La force d’Everything Everywhere all at once est de réussir, à l’instar des meilleurs Pixar, à trouver le bon relais métaphorique afin d’arriver au centre névralgique de l’émotion. C’est la maison de Là-Haut qui représente le deuil, ou les petites boules de mémoire dans Vice Versa. Ici, le relais métaphorique qui servira de McGuffin tout au long du film indique la double ambition du métrage, entre trivialité et absorption conceptuelle : un énorme bagel noir superpuissant qui avale tout sur son passage. C’est la réussite de cette image aussi grotesque que vertigineuse, faisant écho au nihilisme dévorant qui aspire Joy au moment où elle commence à devenir adulte, qui fait l’absolue beauté de ce film. Et lorsqu’Evelyn et Joy, réincarnées en deux pierres, renouent ensemble et qu’Evelyn accepte d’accompagner Joy dans sa chute, l’image est achevée ; celle d’une mère acceptant la chute de sa fille pour mieux la remonter.
6 – Leïla et ses frères
LA CIGALE ET LA FOURMI
Parfois, les chefs-d’œuvre se reconnaissent à leur scène finale. Si vous voulez donc éviter tout divulgâchage, veuillez quitter les lieux immédiatement.
Après une accumulation de décisions économiques catastrophique pour la famille d’Esmail Jorablou, dont l’argent destiné au mariage d’un membre de la famille, la revente du magasin et la dévaluation du cours de la monnaie sur l’argent ainsi gagné ; après moult mensonges et trahisons, le père ayant ainsi prétexté que son argent venait de l’hypothèque de la maison quand il provenait d’une épargne personnelle ; après l’exil forcé d’un des frères en raison d’escroqueries diverses, nous parvenons enfin à la scène finale de ce film âpre.
Nous avons compris à ce stade que Leïla était le seul être rationnel de la famille et qui aurait pu l’en sortir, s’il n’y avait ce père véreux et obsédé par les honneurs qui faisait tout pour assurer à sa famille un avenir financier pérenne.
La famille est ruinée, mais il y a une célébration. Il s’agit d’un anniversaire, qui se déroule dans le salon de la maison insalubre et misérable de la famille Jorablou. Le père, fatigué, se repose sur le fauteuil. Leïla s’occupe à nettoyer (ou réparer) quelque chose. L’un des frères les plus raisonnables, Alireza, se balade mollement dans la pièce.
Le père meurt.
Une minute avant l’anniversaire, le père meurt paisiblement dans son fauteuil. Le fils vient voir si son père s’est endormi, puis réalise progressivement la situation. Le frère et la sœur échangent un regard des plus étranges, et le frère se fait happer par la fête, qui vient de commencer, puisque les autres ne comprennent pas encore que le patriarche est mort. Happé par la fête et ce qui semble être de la fausse neige, Alireza, malgré la mort de son père, danse même s’il ne peut retenir ses larmes.
Et de frustrant, le film devient tragique.
Si la scène est impactante, c’est qu’elle scelle définitivement la rupture entre Leïla et son frère, et donc à fortiori ses frères. L’évolution de la relation entre Leïla et son frère se traduit de manière éclatante dans la mise en scène. La première scène d’ouverture signait les trois pôles conflictuels de l’histoire (le père, le fils et la fille). Puis, dans l’hôpital, une connexion avait lieu entre Alireza et Leïla, qui rassemblait ces deux êtres éloignés en un même plan final. Les deux partageaient ensuite de belles scènes de complicité sur les toits. La scène finale arrive, les séparant à tous jamais à travers de violents champ-contrechamps très serrés au ralenti.
Ambivalence des expressions du visage qui vont dans le même sens. Leïla pleure de manière retenue ; pleure-t-elle par respect pour son père, par un amour faible mais tenace qui subsiste malgré tout ? Pleure-telle par compassion pour son frère ? Ambiguïté qui va dans le sens d’un amour moins profond pour le père que pour Alireza. Alireza est bouleversé et regarde sa sœur avec étrangeté ; la déteste-il à présent ? Lui reproche-t-il indirectement la mort de son père,ou du moins ses actes scandaleux selon lui – la gifle qu’elle a donné au patriarche ? Comprend- il que dorénavant, il marchera dans les pieds de son père et s’éloignera de la rationalité de sa
sœur ? Tout cela est possible, mais ce qui est sûr, c’est que l’émotion d’Alireza le rapproche de son père et éloigne définitivement Leïla de l’ordre familial – d’où la fin inéluctable et tragique de cette sœur qui, on l’imagine, continuera d’être reléguée dans l’ombre du système patriarcal.
Pourquoi cette séparation finale ? Plus tôt dans le film, Leïla explique que les convictions de ses frères les empêchent de faire preuve de réflexion. La frustration du film vient de là : les frères ne suivent jamais ce que Leïla préconise, alors que le spectateur a envie de leur hurler de la fermer et de la laisser faire. Ne pouvant jamais remettre en cause la figure paternelle (sauf pour la scène du mariage), alors qu’elle est fondamentalement viciée jusqu’à l’os, Alireza ne peut qu’adouber son père même après toutes ses crasses, en s’enterrant misérablement avec ses frères dans la pauvreté.
Les frères de Leïla s’enterrent en dansant sur des ruines.
Le père est la fête, car la fête est précisément ce qui réunit la famille. La scène finale où le frère danse de manière frénétique continue en réalité la fête du mariage, où ce qui compte, c’est finalement de danser en famille sous la lumière des projecteurs. Le père est mort, la fête est finie ? Elle continuera ! Sans célébration, pas de famille ; et Leïla, dans l’Iran patriarcal, n’a pas de joie à offrir, donc pas de famille. La joie qu’elle aurait à offrir serait longue et pénible, car se sortir de la misère, si c’est possible, est un chemin de croix ; on retrouve une thématique présente dans Parasite de Bong Joon-Ho, où préserver la famille s’oppose directement à la quête de s’en sortir.
Vous dansiez ? J’en suis fort aise. Eh bien, mourez maintenant !
5 – Nope
L’ODYSSEE DU SPECTACLE
Nope et 2001 ont des liens plus ténus qu’il n’y parait. Apparemment, tout oppose leurs
créateurs ; Stanley Kubrick et Jordan Peele ne semblent pas avoir réellement les mêmes thématiques. Pourtant, si Jordan Peele a été révélé par un film dont le sujet était le racisme et le communautarisme, son cinéma semble s’en éloigner pour mieux y revenir. Nope, s’il parle bien sûr de la condition afro-américaine, atteint une ampleur inégalée jusque-là.
C’est que le sujet de Nope embrasse notre humanité moderne toute entière : la société du spectacle. A travers ce frère et cette sœur qui veulent désespérément passer chez Oprah en capturant une image de l’ « UFO » (unidentified flying object), Jordan Peele continue sa mue vers un cinéma plus anthropologique que communautaire qu’il avait amorcée dans Us. L’auteur enregistre dans un premier temps la condition noire à la lisière d’Hollywood : littéralement car ils sont dans un ranch à l’extérieur d’Hollywood, et métaphoriquement car ils ne sont que dresseurs de chevaux (donc considérés comme des acteurs secondaires dans la création d’images). Mais le film de traque à la Dents de la mer prend rapidement le dessus sur cette thématique, propulsant le film à de nouvelles hauteurs. Nope surprend par sa capacité à nous faire constamment lever les yeux au ciel, en nous faisant passer de la fébrilité (lorsque l’UFO se déplace dans le ciel) à la vision d’horreur (maison ensanglantée), jusqu’à l’émerveillement (le final de l’UFO). On peut questionner l’aspect critique du film envers la société du spectacle, puisqu’il l’embrasse totalement, jusqu’au dénouement final où Keke Palmer crée une séquence cinématographique à l’ancienne avec un photobomb, capturant une incroyable séquence de Western à ciel ouvert entre un cowboy volant et un alien s’étendant comme un magnifique papillon (oui, cette séquence existe).
Nope aura eu soin de suggérer que le racisme systémique d’Hollywood empêche encore et toujours les Noirs d’accéder à la création d’image (le réalisateur blanc qui capture Daniel Kalluyya en train de galoper sur la route) avant de donner à son héroïne la possibilité de prendre sa revanche (le réalisateur meurt et elle crée un film comme on l’a dit). Mais là ne réside pas l’acmé du film ; si on en doutait encore, la critique du spectacle est ailleurs. A l’issue d’une scène d’horreur dans un show télévisé, Jordan Peele crée une image dont la puissance symbolique n’aurait pas déplu à Kubrick. Rapprochant la main ensanglantée d’un singe qu’on a cru domesticable et d’un jeune asiatique enfant-star instrumentalisé et favori de l’audimat, tous deux participant au tournage d’une sitcom, Jordan Peele achève de réunir les victimes de
l’empire du divertissement américain.
4 – Eo
AU REVOIR EO
Mon cher petit Eo,
Ce texte critique qui revient sur ton film prend la forme d’une lettre-ouverte. Eh oui, je fais comme Skolimowski : d’un film envoyant valdinguer les points de vue, la linéarité, la narration, le sens, la science, je prends la liberté formelle qui me pousse à m’adresser au personnage le plus touchant de 2022, et qui ne peut malheureusement pas me lire.
Car autant le dire de suite : tout dans ton film sonne faux – c’est le moins que l’on puisse dire. Si cet argument peut sonner comme une faute aux yeux d’une certaine radicalité naturaliste – je pense à l’ami François Bégaudeau, dont les gênes m’accompagnent maintenant depuis un certain temps –, il n’en est pas un pour moi. Plutôt que sonner faux, c’est vers l’abstraction plastique qu’il faut t’apprécier : c’est ainsi que l’on appréciera ces envolées lyriques au drone plongées dans un rouge poisseux, ces anthropomorphismes sidérants (les souvenirs, les gestes intentionnels, les larmes, la musique magnifique), ces parenthèses libres de toute justification (le skieur ou le robot). Même la scène de la nuit, d’une stylisation poussée à l’extrême, me ravit : elle est esthétisée et agencée minutieusement, tout en offrant une expérience
sensorielle qui m’a fait monter les frissons lors de ma séance au Cinéma Galeries de Bruxelles.
J’ai entendu ici et là que Terence Malick ne t’aurait pas renié. C’est vrai, même si je pense que Skolimowski va encore plus loin dans ce film-ci (c’est dire la radicalité de Malick que j’adore). Chez Malick, le point de départ et le point d’arrivée sont l’Homme. Au vu de l’absurdité que tu côtoies, difficile de dire si le combat animal ou les hommes avec leurs forces et leurs faiblesses sont le sujet de ce film. J’ai même peur que tu n’en sois pas le thème principal, et que tu agisses comme un prétexte. Entre deux prises, j’imagine fort bien Skolimowski regarder tes deux yeux impassibles et projeter ce que son imagination visuellement débordante pourrait encore créer au nom de l’Art avec un grand P (comme peinture).
Mais je m’égare, je fictionne, peut-être tout cela était-il planifié d’avance ? Peut-être que Skolimowski est réglé comme du papier à musique ? Quelle importance ! Nous savons tous deux que tout cela n’a aucun sens, mon petit Eo. Oui, le voyage est déroutant, souvent grotesque, parfois drôle, la plupart du temps exténuant de beauté, et le film s’arrête quand tu arrives dans l’abattoir. Faisant honneur aux grands écarts narratifs de Skolimowski, j’imagine alors que tu réussis à t’échapper ; je continue alors le voyage dans ma tête, rempli de rêves édifiants et d’éoliennes rougeoyantes.
3 – Licorice Pizza
TRAVELLING LATERAL
Reprenant les mots employés pour décrire le film Entergalactic, je veux me poser la question : d’où vient l’émotion ressentie devant un film ? Ma passion pour Paul Thomas Anderson m’empêchera-t-elle d’ouvrir objectivement les yeux devant ce film, après les sommets qu’ont été pour moi Phantom Thread et The Master ?
Je ne dirais qu’une seule chose ici : c’est un film d’amour. Paul Thomas Anderson a laissé tomber ses effets de manche de Magnolia et les grands sujets historiques pour se concentrer sur l’amour d’une époque. Oui, cet amour est un peu naïf même s’il n’occulte pas la réalité – on voit Alana et Gary courir au milieu de voitures subissant la crise pétrolière – et semble moins hanté par la mort, comme peuvent l’être Armaggedon Time ou Once Upon a Time in Hollywood. Ici, PTA combine le meilleur des deux mondes : il converge avec le fétichisme érotique de Tarantino, mais se rapproche de la simplicité du dispositif de James Gray pour filmer ses acteurs.
Voir deux adolescents courir par ce travelling latéral m’a fait comprendre en quoi ce film est grand dans sa modestie. L’histoire, déjà plein d’affects nostalgiques, ne nécessitait, pour la sublimer, que de rester au plus près de son époque, au plus près de ses objets, au plus près la course effrénée de ses personnages. Symptômes : PTA ne change pas le nom de son actrice et ne maquille pas ses deux acteurs. On aime malgré et surtout pour les défauts de quelqu’un, il en va de même pour l’époque : les destins brisés de la jungle hollywoodienne, la marchandisation allant toujours plus fort vers une véritable pornographie de l’acte de vendre ou le culte des apparences dessinent un portrait touchant car rempli de ces « pores » de vie d’une époque qu’on oublie une fois traversée. Si PTA ne vise pas le naturalisme et qu’il reste empreint de dispositifs sophistiqués (le travelling notamment dans la salle de vente de matelas gonflable), il reste difficile de résister à un film qui embrasse aussi amoureusement son sujet, avec toutes ses casseroles.
2 – Top Gun Maverick
VERS L’INFINI ET L’AU-DELA
On parle souvent de différencier l’homme de l’artiste lorsqu’il s’agit de pédo-criminels ou de meurtriers, moins quand il s’agit d’étoiles éclatantes qui ont fait rayonner le cinéma à tout jamais.
Tout esprit cinéphilique sait qu’il n’y échappe pas et qu’il peut regarder des films uniquement pour un acteur, et parfois même surtout pour un acteur (même si le cinéphile pure souche ira regarder souvent le réalisateur en premier lieu). Tom Cruise est l’incarnation exemplaire de cette cristallisation passionnée : qui peut se targuer d’avoir aligné autant de grands réalisateurs dans sa filmographie (faut-il les citer encore les légendes que sont Paul Thomas Anderson, Stanley Kubrick, Brian De Palma, Steven Spielberg, Ridley Scott, Francis Ford Coppola, Martin Scorsese) et les actioners les plus palpitants d’une génération américaine, notamment parce qu’il entretient la légende de l’homme de plus de 60 ans qui fait encore ses cascades ? L’hubris américain, s’il devait se réincarner, a d’ores et déjà choisi son avatar.
Ce passif a un avantage et un défaut : si l’on sait, en entrant dans la salle, que la qualité sera au moins au rendez-vous en ce qui concerne les scènes d’actions, elle peut nous brouiller la tête sur le film en question. Qu’est-ce qu’on est en train de voir ? Suis-je en train d’apprécier le film, ou en train d’apprécier mes retrouvailles avec mon modèle ultime ? La mue d’Hollywood vers une prolongation de plus en plus méta fétichisant le rapport des fans à leurs acteurs favoris (les fameux « multiverses of marketing ») n’a, on se le doute, pas facilité les choses. Mais la prolongation méta ne concerne pas que les acteurs : elle concerne les films eux-mêmes : suis-je en train de voir un making-of de Tom Cruise montrant le résultat de sa prodigieuse physionomie, ou un vrai film ?
Top Gun Maverick déçoit en très bien : il n’est pas le making of attendu. Évitant tous les pièges de représentation actuels, il se concentre sur ce qui fait un bon blockbuster : l’efficacité et la matérialité. C’est un plaisir immense que de ressentir la carcasse d’un avion sous la main d’un conducteur, de sentir nos joues écrasées par la pression et d’avoir cette sensation magique de pouvoir toucher la tôle d’un avion. Oui, c’est Maverick touchant la carcasse métallique du bolide qui symbolise selon moi le retour à un plaisir artisanal concret du cinéma. C’est toute l’œuvre qui prend une ampleur nouvelle, même si elle sait user habilement des effets spéciaux modernes.
En un mot : la réussite est totale. Aucun méta-commentaire n’a donc sa place ici, si ce n’est qu’un excellent film continue à alimenter la légende d’un acteur culte depuis longtemps.
1 – Decision to leave :
LA BRUME ET LA GRENADE
Paradoxe d’un film qui ne veut pas nous quitter, quand son titre indique la décision d’un départ.
Au début le film titube, boite. Son rythme est désarticulé, ses personnages sont opaques, quelque chose nous résiste. Oui, Park Chan-Wook est un grand, mais l’horloge est cassée. Ça ne marchera pas sur moi. En un mot : c’est désagréable.
Et le film m’emporte dans sa deuxième partie, au moment où il s’enfonce dans le coton où notre héros a choisi de déménager – et où l’héroïne le rejoindra. Déjà magnifique, il enchaîne les tableaux où ces deux solitudes ne se rejoignent tragiquement jamais.
Dans une nuit enneigée.
Dans une voiture menottés.
Sur une plage ensoleillée.
Ces deux personnages ne peuvent faire autre chose que de ne jamais se trouver ensemble dans la même pièce – et d’être encore plus seuls lorsqu’ils sont l’un contre l’autre.
Voilà pourquoi le film titube, voilà pourquoi le film fait mal. La rencontre est violente, elle heurte et dévitalise : l’attirance taillade et lacère ces quarantenaires abîmés par la vie. Ils ne sont pas plus forts lorsqu’ils sont ensemble, ils s’affaiblissent mutuellement ; or ils n’ont d’autre choix que de se chercher.
Parmi tous les motifs présents dans le film, la grenade et la brume continuent de me hanter. C’était ça, leur rencontre : une anti-comédie romantique, où deux êtres s’engloutissent mutuellement dans la brume, à la recherche désespérée de leur grenade vitale fantasmée.