L’entrepreneuriat social a attiré l’attention ces dernières années, avec l’intensification des politiques de développement, la volonté de réduire la pauvreté dans le monde et de pourvoir les flux de revenus encore inexploités dans les pays en voie de développement. Ces pays étant souvent en marge de l’intégration au marché, l’entrepreneuriat social apparaît alors comme la solution. Il est en outre grandement plébiscité en tant que stratégie de développement.
Par Angélique Grimault,
L’entrepreneuriat à destination du bas de la pyramide, “Bottom of the Pyramid”
L’entrepreneuriat social s’adresse aux personnes touchées par la pauvreté et situées en bas de la pyramide des richesses dénommée ‘‘Bottom of the Pyramid’’ – désignant les 2,7 milliards de personnes vivant avec moins de 2,5 dollars par jour. Le modèle dit ‘‘Bottom of the Pyramid’’ (BoP) a été développé en 2005 par feu Coimbatore Krishnao Prahalad et par Stuart L. Hart. Il a pour objectif de fonder des entreprises rentables et sources de profit, tout en poursuivant une aspiration au développement, par la réduction de la pauvreté et l’augmentation du bien-être des populations dénommées ‘‘Bottom of the Pyramid people’’. Ces personnes manquent généralement de produits de base, et sont susceptibles d’être les consommateurs de ces entreprises, qui leur offrent la possibilité d’acheter des produits et services indispensables à l’amélioration de leur quotidien et à des prix justes. Il ne faut pas croire que ces populations à faibles revenus n’ont aucun pouvoir d’achat, bien au contraire, elles doivent être considérées comme des consommateurs potentiels et sont capables de prendre des décisions d’achat dans le budget qui leur est imparti.
En 2001, J. Gregory Dees définit l’entrepreneur social en tant qu’agent du changement social, ayant cinq missions principales : « (i) adopter une mission visant à créer et à maintenir une valeur sociale (et pas seulement une valeur privée) ; (ii) reconnaître et rechercher sans relâche de nouvelles opportunités pour servir cette mission ; (iii) s’engager dans un processus d’innovation, d’adaptation et d’apprentissage continu ; (iv) agir avec audace sans être limité par les ressources disponibles ; et (v) faire preuve d’une responsabilité accrue envers les groupes servis et les résultats créés ». Cette définition illustre de manière complète l’objectif de création de valeur de l’entrepreneur social, au sein d’un marché limité en ressources.
Le profil des parties-prenantes
Les entreprises à vocation sociale prolifèrent dans les pays en voie de développement. Elles ouvrent des opportunités aux micro-entrepreneurs pour se lancer, car le profit qu’elles génèrent permet d’en financer de nouvelles. Les personnes touchées par la pauvreté auraient un talent naturel pour l’entrepreneuriat (Banerjee & Duflo 2011). Elles ne sont pas nées entrepreneurs du BoP, mais elles le deviennent, par l’acquisition d’un répertoire culturel différent leur permettant d’intégrer les valeurs de la responsabilité, de la concurrence, de la prise de risques et de l’attitude à adopter face au marché (Dey 2010). Les entrepreneurs du BoP doivent fournir un travail intense, nécessitant motivation et ambition. Ces initiatives sociales font naître de nouveaux partenariats et instruments financiers, attirant les populations des pays sous-développés au cœur des marchés mondiaux. Les entreprises inclusives répondent donc mutuellement à deux objectifs : elles intègrent d’une part les populations pauvres et marginalisées en tant que consommateurs du côté de la demande, et d’autre part également en tant qu’employées, distributeurs, producteurs et entrepreneurs du côté de l’offre. Elles rencontrent de nombreux défis lorsqu’elles opèrent dans les pays en voie de développement auprès des populations du BoP. Le manque d’informations sur le marché, l’accès financier et le système réglementaire peu présents ainsi que l’environnement opérationnel inadéquat renforcent les difficultés de l’entrepreneuriat social.
Pour parvenir à une croissance durable et inclusive, capable de prospérer, les entreprises sociales doivent connaître leur environnement local – contexte culturel, savoir-faire technologique, données du marché – pour estimer s’il peut être favorable au développement de leur business. L’entrepreneuriat social nécessite des investissements, pour financer le coût de lancement de ces nouveaux business sur ces marchés à faibles revenus mais à fort potentiel. Cela va justifier la nécessité d’intervention entre autres du gouvernement, mais également des organisations non gouvernementales, du secteur privé et des agences de développement. En effet, leur soutien est impératif pour constituer un écosystème à partir duquel ces business vont pouvoir proliférer. Ils vont venir fournir un appui logistique, des services financiers, marketing et de communication à ces micro entreprises, pour accélérer leur développement.
La majorité de la population mondiale vit dans la précarité : au niveau mondial, 4,7 milliards de personnes (63% de la population mondiale) font partie du BoP, et gagnent moins de 10$ par jour (environ 259€ par mois).
Une forme d’entrepreneuriat sujette au débat
Le capitalisme dans ce modèle est perçu comme une source d’inclusion, formant le paradigme du développement de « la fortune au bas de la pyramide » (Cross & Street 2009). Ce modèle intègre dans un même temps les personnes à faibles revenus situées en bas de la pyramide des richesses et bénéficiant du développement, les consommateurs modernes, et les entrepreneurs capitalistes. Selon Cross & Street, cette transformation des personnes vivant dans la pauvreté en consommateurs du BoP, participe à la modernisation et à la mondialisation, issues de nos sociétés de consommation actuelles. Les critiques à ce modèle d’entrepreneuriat social le citent comme une logique répondant à l’idéologique capitaliste mondiale, mais qui finalement ne s’attaque pas aux causes systémiques profondes de la pauvreté et de la marginalisation. Pour Cross & Street, les bénéfices de ces entreprises sociales seraient utilisés pour contribuer à reproduire les pratiques entrepreneuriales propres aux industries mondiales, donnant ainsi naissance aux nouveaux entrepreneurs du développement.
Des bénéfices pourtant flagrants
Pourtant, l’entrepreneuriat social a véritablement contribué à la réduction de la pauvreté et de l’extrême pauvreté dans le monde – le pourcentage de personnes vivant en situation d’extrême pauvreté est passé de 44% à 10% depuis 1981. Les démarches d’entrepreneuriat social ou encore de microcrédit, participant à l’urbanisation et l’industrialisation ont permis une augmentation de l’espérance de vie de la population mondiale et surtout une baisse de la mortalité infantile dans les pays en voie de développement. Les personnes en situation de pauvreté et souvent en impossibilité d’évoluer, ont pu déménager vers les villes pour trouver de nouvelles opportunités et une vie meilleure. Les femmes deviennent des ambassadrices et des entrepreneurs du BoP, marquant un véritable progrès de développement avant tout humain. Ces populations peuvent alors développer davantage d’indépendance et prétendre à un revenu suffisamment élevé pour avoir un pouvoir d’achat.
L’entrepreneuriat social crée de nouveaux marchés, offre une entrée aux économies émergentes et contribue à stimuler l’innovation. Il est source d’emplois durables, et permet de lier ces deux dynamiques parfois antagonistes : ‘social’ et ‘profit’. « Les entreprises inclusives connectent bien-être financier et progrès social, non seulement par responsabilité sociale, philanthropie ou même durabilité, mais aussi comme une nouvelle façon d’atteindre le succès économique. » (Rivera-Santos 2014). La confiance des consommateurs du BoP peut également être renforcée par des partenariats entre ces business inclusifs et des organisations non gouvernementales réputées. Ces dernières vont être présentes pour guider les populations locales, et expliquer l’usage des produits et leurs bénéfices.
Comme nous le présente Miguel Rivera-Santos dans son ouvrage, Cooperative Insurance Company, un assureur coopératif au Kenya, est une belle illustration de réussite de l’entrepreneuriat social. Cette entreprise vend de la micro-assurance en utilisant les téléphones portables. Cela est destiné aux populations locales qui en ont besoin, incluant même les personnes travaillant dans l’économie informelle, afin qu’elles soient couvertes en cas d’accidents ou de maladies. « En envoyant un court SMS à trois chiffres à l’assureur, les marchands informels ou tout autre personne, peuvent bénéficier d’une couverture, payée en versements d’environ 20 shillings kenyans (environ 0,02 $) à la fois […] » (Rivera-Santo 2014). Cet exemple montre l’importance de renforcer la sécurité pour les populations à faibles revenus dans les pays en voie de développement. Les entreprises inclusives, par la poursuite d’objectifs à visée sociale, atteignent des marges bénéficiaires plus faibles, que les entreprises conventionnelles. Les investisseurs acceptent ce taux de rendement inférieur, car leur volonté est d’atteindre des objectifs sociaux de manière financièrement durable.
Les entrepreneurs sociaux sont donc les catalyseurs de la transformation sociale (Emerson et Twersky 1996). Ils ont un réel potentiel à relever les défis mondiaux de développement – humain, social, économique, culturel – par le biais de stratégies innovantes et de solutions créatives, dans des environnements souvent très limités en ressources et en capacités infrastructurelles et financières. L’entrepreneuriat social, combinant des objectifs à la fois commerciaux et sociaux, joue un rôle déterminant dans l’exploitation des opportunités au sein des pays en voie de développement. Il fournit l’accès aux populations à des ressources essentielles, qui vont contribuer à l’amélioration de leur niveau de vie. Les entrepreneurs sociaux ont ainsi le pouvoir, à échelle locale, de réaliser de grands changements, qui vont avoir un impact à échelle mondiale.