Connais-tu Kazuo Ishiguro ? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas d’un auteur japonais, mais bien d’un auteur britannique qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2017. Plutôt méconnu en France, il s’agit d’un géant de la littérature en Grande-Bretagne dont plusieurs romans ont été portés à l’écran, notamment Les Vestiges du Jour en 1993 avec Emma Thompson.
Par Camille Mercier des Rochettes, membre de Libr’air
J’ai découvert Ishiguro en hypokhâgne, en cours de littérature anglaise. Je suis immédiatement tombée amoureuse de la richesse de sa plume et sa propension inégalable à dépeindre l’âme humaine avec tant de justesse.
J’ai notamment été saisie par sa façon de traiter la force du souvenir, et aussi paradoxalement sa faiblesse, à la fin du roman intitulé Auprès de moi toujours. Les derniers mots de la narratrice Kathy H. sont les suivants : « Je me laissai aller à une petite fantaisie de mon imagination, car c’était Norfolk après tout, et je l’avais perdu depuis deux semaines à peine. Je pensais aux détritus, au plastique qui claquait dans les branches, au littoral de curieux objets accrochés le long de la clôture, et je fermai à demi les yeux pour imaginer ce qu’était l’endroit où tout ce que j’avais perdu depuis mon enfance s’était échoué, et que je me tenais là devant à présent, et que si j’attendais assez longtemps, une minuscule silhouette apparaîtrait à l’horizon de l’autre côté du champ et grossirait peu à peu jusqu’à ce que je voie que c’était Tommy, et il agiterait le bras, et crierait peut-être. Le fantasme n’alla pas plus loin – je ne le permis pas -, et si les larmes coulaient sur mon visage, je ne sanglotai pas et je ne perdis pas le contrôle. J’attendis juste un moment, puis je retournai à la voiture pour repartir là où j’étais censée me trouver ».
Never Let Me Go, adaptation américano-britannique du roman de Kazuo Ishiguro réalisée par Mark Romanek, sortie le 3 septembre 2010 (avec ANDREW GARFIELD et KEIRA KNIGHTLEY)
À la fin d’Auprès de moi toujours, Kathy s’autorise enfin à céder aux appels de sa mémoire et à tenter de revivre le temps où Tommy, son amour d’enfance, était toujours en vie. Il ne lui reste que ses souvenirs ; regarder en arrière est tout ce qu’elle peut faire pour se réconforter. Tout ce qui a signifié quelque chose pour elle n’existe désormais que dans sa tête ; ses souvenirs ne sont plus que la seule chose qui la relie à ceux qu’elle a aimés. Elle prend également conscience que son passé la hante, et frelate son présent.
Le titre du roman lui-même tend à illustrer la jungle envahissante qu’est le souvenir au sein du présent. Auprès de moi toujours désigne la promesse de la mémoire, celle d’être un lieu de réconfort gardant le passé intact. Or, il n’en est rien. Kathy ressent bien vite l’ambiguïté des émotions procurées par le souvenir : « Le fantasme n’alla pas plus loin – je ne le permis pas ». Le souvenir, loin de permettre de revivre un instant passé heureux et de nous détourner de l’horizon inexorable de la mort qui attend tout un chacun, nous fait davantage prendre conscience de notre finitude.
L’auteur britannique Kazuo Ishiguro décline de façon constante la thématique de la mémoire et du souvenir dans ses œuvres. Le souvenir nous permet bien de nous détourner de notre finitude, mais ce détournement n’est que fugace et nous ramène bien vite à l’horizon de mort inexorable propre à tout être humain. D’où cette altération de la mémoire chez Ishiguro permettant ainsi à l’esprit de ses personnages d’affronter, ou au contraire, de se détourner de l’horizon inexorable de la mort et de la solitude.
Mais comment Kazuo Ishiguro bâtit-il ses romans autour de la problématique de la mémoire ? Comment cette mémoire, loin d’être un lieu de réconfort, engendre-t-elle regret et nostalgie ?
J’aimerais me concentrer sur trois romans en particulier : Les Vestiges du Jour (1989), Auprès de moi toujours (2005) et Le Géant Enfoui (2015). Dans ces trois œuvres, le souvenir devient lui-même un personnage, une allégorie fertile. En effet, il nous montre que la mémoire et le rapport que nous entretenons avec notre passé, la manière dont nous nous racontons et dont nous nous percevons, sont les éléments qui révèlent le mieux notre identité. Chacun des personnages d’Ishiguro est donc rattrapé par ses souvenirs. Or ces souvenirs sont souvent altérés et déformés, modifiant le passé, déformant la vision du présent. Le point commun entre les récits d’Ishiguro est la présence d’un protagoniste qui se trouve à un moment décisif de son existence, celui où le regard rétrospectif qu’il jette sur sa vie laisse entrevoir l’évidence d’une existence ratée. Et c’est précisément sous le signe de la duplicité de la mémoire et de la parole que se construisent ses récits.
Le narrateur ishigurien est donc toujours confronté à deux représentations contradictoires : dans son esprit, il y a toujours une opposition entre la réalité douloureuse et aliénante, et un passé fantasmé et réconfortant. Or il s’agit de l’ambiguïté même de tout souvenir.
Dans le roman intitulé Les Vestiges du Jour (1989), le personnage de Stevens ne parvient pas à affronter son passé et, au travers de la narration, le déforme afin de l’ajuster à ses propres idéaux. Dans le Prologue, Stevens énumère par exemple les fausses raisons justifiant sa volonté de retrouver Miss Kenton, la gouvernante avec qui il a longtemps travaillé. Loin d’accepter sa volonté de la retrouver par amour, il se convainc qu’il est uniquement mû par son intérêt professionnel. Le récit de Stevens n’est donc pas constamment digne de confiance. Les retours, les rappels et les justifications sont autant de signes de détresse et d’indécision chez Stevens.
Dans son dernier roman, Le géant enfoui, Ishiguro n’a plus recours à un narrateur interne, mais à un narrateur externe, lui permettant ainsi d’aborder la thématique de la mémoire collective, et son impact sur les sociétés et les individus. Y a-t-il des souvenirs qu’il vaut mieux oublier ? Enfouir son passé, est-ce mentir, à soi-même et aux autres ? Peut-on construire son avenir si l’on ne se souvient de rien ? Ce sont là des questions qu’Ishiguro tente d’illustrer au sein de ce roman de fantasy dans lequel toute une société a perdu la mémoire.
Si la littérature est un monde autonome, elle ne saurait pourtant se passer d’une approche philosophique. La philosophie s’est en effet intéressée à la problématique de la mémoire, en tentant à la fois d’en exposer le fonctionnement, mais aussi le rôle dans la construction de l’identité d’un individu, et par-delà, d’une société.
Que l’être humain soit un être fini en raison d’une existence délimitée par deux bornes que sont sa naissance et sa mort semble de prime abord une évidence. Cependant, l’être humain est conscient de cette finitude, chaque instant ayant pour lui une valeur infinie. D’une certaine façon, elle lui permet de donner de la valeur à l’instant présent. Or, cette finitude peut devenir une source d’angoisse comme le souligne Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion. La vie des hommes est troublée par cette fin inévitable qu’est la mort ; la seule pensée de la fin l’inquiète et l’effraie. Elle l’enferme dans une spirale de questionnements et d’anxiété qui envahit sa vie de pensées qui l’empêchent de vivre. La perte d’êtres chers est vécue comme une souffrance indicible, parfois comme une injustice. En somme, la dimension éphémère de son existence ainsi que celle d’autrui est source d’angoisse et de tristesse. Il faut donc reconnaître que seuls les humains sont des « mortels », car ils sont les seuls capables d’avoir conscience de leur propre mort ainsi que de celle d’autrui. En effet, l’être pensant ne se rapporte pas à la mort comme à une limite externe, mais au contraire comme à cette fin interne à partir de laquelle il peut exister. La mort, c’est-à-dire la fin de l’existence, est donc une possibilité que tout individu a à assumer. La mort n’est donc pas une idée abstraite et insaisissable : elle se dévoile au contraire dans cette disposition affective fondamentale qu’est l’angoisse.
Cependant, l’homme peut agir différemment face à cette inquiétude : il peut soit l’affronter et conquérir ainsi une liberté qui lui permet de vivre au présent, soit la fuir en se laissant absorber par ses souvenirs. Par la mémoire, l’homme se confronte à la mort sur le mode de la fuite. Ce qui est ainsi occulté, caché, nié dans la quotidienneté est bien l’imminence de la mort, son incertitude et son indétermination. Ce qu’implique la finitude, ce n’est donc pas la pure passivité de l’être qui devrait obéir à un destin tracé d’avance, mais l’activité qu’elle engendre, celle du détournement. Car pour qu’une chose puisse être fuie, il faut que soit auparavant déployé l’horizon de son apparition.
Le problème que je veux soulever est celui de l’ambiguïté du souvenir mis en parallèle de la conscience de notre finitude au sein de l’œuvre d’Ishiguro. La mémoire s’offre à l’homme comme infiniment plus complexe que chez l’animal et nous fait une promesse, celle de pouvoir revivre le passé. Or, le passé offert par le souvenir n’est pas exactement l’instant tel que je l’ai vécu. Jankélévitch, dans L’irréversible et la nostalgie, explique que de cet écart naît un sentiment de nostalgie qui « mesure la marge toujours renaissante entre l’image-souvenir et la défunte réalité ». Autrement dit, le souvenir illustre ce mouvement opposé au sein duquel la mort se rapproche de façon imminente et le passé est repoussé toujours plus loin dans l’antériorité. Loin de restituer un moment révolu à l’identique, il souligne son « insuffisance spectrale » ; le souvenir n’est qu’un « pâle duplicata et un décalque idéel de cette réalité, une photographie mélancolique ». Alors, pourquoi mes souvenirs me font-ils souffrir ? Quelle peur se dissimule donc derrière ces images aux contours flous du passé ?
Quels sont les effets produits par le souvenir sur le comportement et les sentiments humains, mais aussi sur la manière dont il modèle la manière même de penser le réel ? J’emprunterai à V. Jankélévitch sa définition du souvenir : le souvenir est une fiche de « consolation assez misérable », une « promesse non-tenue », une « déception » et un « échec ». En nous laissant des souvenirs, c’est-à-dire des succédanés de la présence, le temps qui passe nous jette un os décharné à ronger. Même le présent le plus terne et le plus effacé surpasse encore en fraîcheur le passé le plus hallucinant. Jankélévitch paraphrase ainsi là Bergson : la perception d’un pianissimo à peine audible est d’un tout autre ordre que le souvenir d’un fortissimo. D’où cette question : pourquoi l’homme continue-t-il de s’accrocher à ses souvenirs alors qu’ils sont source de douleur ?
Peut-être nous accrochons-nous à nos souvenirs parce qu’ils sont un moteur, une raison de persévérer dans notre être. Vivre serait la tentative de reproduire ce qui n’est plus. La douceur de l’enfance, la première neige, le premier amour. Toutes ces premières fois qui étaient aussi des dernières fois, mais auxquelles l’homme s’accroche encore et toujours dans l’espoir de revivre l’innocence et la pureté d’un moment.