Est-on vraiment éveillé si l’on commence à fermer l’œil sur notre Histoire ?
Tapez « wokisme » sur internet. Vous tomberez sur trois types d’articles : ceux qui se contentent de vous en donner la définition, ceux qui alarment de ses « dérives » sans jamais les nommer vraiment, et ceux qui paraphrasent tel dirigeant politique ou tel enseignant ayant fustigé ou loué le mouvement. Bref, beaucoup de titres choc, pas mal d’eau tiède et peu de parti pris.
Reste que “wokisme”, c’est le grand et gros mot de l’année : personne ne sait vraiment ce que ça veut dire, mais tout le monde l’utilise. Un peu comme “populisme”, quoi. Mais en beaucoup plus clivant et dangereux.
25 mars 2019, « Censure : pièce d’Eschyle bloquée pour “racisme” : “Une pratique de terreur”, s’alarme son metteur en scène ». 2020, « Hausse notoire du nombre d’annulations forcées de colloques dans les enceintes universitaires sous la pression de groupes activistes ». 10 janvier 2021, « Canada : Le mouvement woke pratique l’autodafé au nom de l’inclusivité ». 8 février 2022, « Le directeur du Forum Gay et Lesbien de Lyon démissionne et dénonce l’emprise du mouvement woke ».
Par Victoire Pouret,
Le mouvement woke est né aux États-Unis, en 2014, dans la rage et la violence. Le 17 juillet 2014 à New-York, Eric Garner, afro-américain de 44 ans, meurt étranglé sous le genou d’un officier blanc en déclarant à plusieurs reprises « I can’t breathe ». Le 9 août 2014 à Ferguson, dans le Missouri, Michael Brown, 18 ans, est abattu par un officier blanc alors qu’il avait les mains en l’air. S’ensuit un formidable soulèvement populaire pétri de justice et de solidarité que la mort de George Floyd à Minneapolis le 25 mai 2020 attise autant que renforce.
Poignant, très majoritairement pacifique et plus que nécessaire, le mouvement woke étasunien découle directement de la lutte “Black lives matter” et apporte aux Afro-Américains plus qu’une voix puissante : une communauté, et par là même un sentiment d’appartenance fédérateur.
Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Dubreuil, ancien président du Forum Gay et Lesbien de Lyon, fait porter aux jeunes wokistes de l’association le poids de sa récente démission : « souvent virulents », ces militants, « ultra », « prônent la déconstruction de la société » et entachent à ses yeux la vocation de justice et de solidarité de l’association lyonnaise.
Plus violent, moins soudé et contrôlé par les intellectuels, le mouvement woke à la française n’attire plus les faveurs de grand monde. S’il vise encore, comme à l’origine étasunienne, à déconstruire nos modes de pensée arriérés et haineux comme certaines traditions blessantes, il peine à en reconstruire de meilleurs, si seulement il essaie. On commence à se perdre parmi les débris.
Problématique, surtout lorsque les wokistes commencent, et l’idée n’en est pas moins honorable, à multiplier les luttes : après le racisme, la xénophobie, l’homophobie, le sexisme et le fascisme sont à éradiquer. Oui mais voilà. Si le champ d’actions s’étend, les points de vue se multiplient et le discours, autrefois dichotomique (« le noir est agressé, humilié, tué par le blanc »), devient cacophonique. On le réduit : il sera désormais unique, réducteur et bien-pensant.
Comme le “wokiste français” est aujourd’hui, dans la très grande majorité des cas, une jeune femme blanche, issue d’une famille aisée et éduquée, de gauche ou d’extrême gauche, en études supérieures, le mouvement est introduit en masse dans les universités.
C’est logique, mais sacrément ironique. Parce que vain. Souvent accompagné d’une tendance à la cancel culture ou culture de l’effacement, le mouvement woke s’oppose au débat ouvert et républicain comme à l’apprentissage de notre Histoire hélas faite de racisme, xénophobie, homophobie, sexisme et fascisme, tandis que l’université l’enseigne en détail. En gros, autodafé a parfois du mal à rimer avec université.
Si l’Occident a en effet initié et allègrement pris part à l’esclavage, à la colonisation, à l’effacement systémique de toute femme pionnière de ses archives et à la persécution de toute sexualité différente de l’encensée hétérosexualité, c’est ce même Occident, laïcité et mondialisation oblige, qui a aboli et continue de proscrire tant bien que mal ces pratiques et modes de pensée délétères.
Continuer à corriger les séquelles de nos crimes, guerres et injustices passées est nécessaire, primaire. En cela, les wokistes et tous les autres partagent un dessein commun. Mais pourquoi vouloir les effacer tout à fait ? Tous les déboulonner, les jeter dans la Seine, les recouvrir d’affiches en papier et ne plus jamais en parler ? Raturer sans réécrire, supprimer sans remplacer, détruire sans construire ? Ça défoule, certes. Mais c’est peut-être parce que ces statues nous font encore honte des siècles après que nous n’osons pas reproduire les actes de ceux qu’elles représentent.
Sans la statue de Colbert à l’Assemblée Nationale, et sans la mention de son existence et de ses méfaits en salle de classe, serons-nous capables de nous rappeler son cruel Code Noir ? Et, sans l’avoir sous les yeux, l’obscénité de Tintin en Amérique ? Et dans vingt ans, alors que les manuels d’Histoire ne seront que happy endings, saurons-nous faire comprendre à nos enfants à quel point la paix et la justice dont ils jouissent sont fragiles ?
« Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne n’écoute, il faut toujours recommencer. » Amnésie, quand tu nous tiens… On recommence tout, en promettant que c’est la der des ders.
Au-delà de méthodes d’action différentes, nous n’avons qu’un souci : l’avenir de la population, et avec ça son bien-être, qui passe par sa cohabitation. Et de cela naît un seul clivage, une seule -incessante- querelle, celle des Anciens et des Modernes. Pour savoir comment elle prendra fin, il s’agit de rouvrir son manuel d’Histoire.