On entend souvent dire dans le monde de l’entreprise que les femmes sont davantage enclines à se positionner en rivales et à entretenir des relations conflictuelles mêlant jalousie et convoitise. Elles seraient plus susceptibles d’adopter un comportement hostile, voire d’être à l’origine de harcèlement moral et de coups-bas dans le but supposé de nuire à la réputation et à la carrière de ses collaboratrices. Est-ce un mythe ou une réalité ? Bien entendu, il ne s’agit pas de nier l’existence de tels agissements, par ailleurs confortés par des témoignages, mais plutôt de questionner leur proportion et de se demander s’il ne s’agirait pas d’une minorité de cas.
Des relations pas toujours mielleuses entre collaboratrices ?
Commençons par étudier le « syndrome de la reine des abeilles », une expression utilisée pour la première fois par G.L. Staines, T.E Jayaratne et C. Tavris, chercheurs en psychologie sociale à l’université du Michigan, dans un article du magazine Psychology Today publié en 1974. Cette expression désigne une femme ayant atteint un poste de responsabilité mais qui ne favorise pas pour autant la promotion d’autres collègues femmes, voire qui fait obstacle à leur évolution. D’où l’image de la reine des abeilles, chaque ruche n’ayant qu’une seule reine à la tête de la colonie. Cette théorie a été confortée par un essaimage d’études sur ce sujet, avançant l’idée que ce syndrome renforcerait le phénomène de « plafond de verre » en entreprise, dans la mesure où ces femmes dirigeantes seraient moins susceptibles que leurs homologues masculins d’être favorables à la nomination de collaboratrices à des postes de responsabilité et/ou de direction.
De reines des abeilles à abeilles ouvrières et solidaires
Pourtant, certaines études sur la représentation des femmes à la direction des entreprises remettent en question cette théorie. Une recherche statistique menée par le Crédit Suisse à partir des données des 3 400 plus grandes sociétés démontre que, par rapport aux entités dirigées par un président-directeur général, celles dirigées par une présidente-directrice générale ont 50% de chances de présenter une directrice financière et 55% de chances en plus d’avoir des femmes à la tête de directions opérationnelles. Cette observation semble suggérer que les femmes occupant le poste de présidente-directrice générale favorisent en moyenne l’ascension hiérarchique de leurs collaboratrices. En revanche, une autre recherche statistique tend à démontrer que dans le cas où une femme intègre une équipe de direction avec un président-directeur général à sa tête, il se produit plutôt l’inverse. Dans l’article Is there an implicit quota on women in top management ? A large-sample statistical analysis publié en 2016 dans le Strategic Management Journal, les professeurs chercheurs universitaires Cristian L. Dezso David Gaddis Ross et Jose Uribe décrivent leur étude basée sur les données de 1 500 entreprises au cours de ces 20 dernières années. L’objet de leur recherche consiste à déterminer si la présence d’une femme au sein d’une équipe de direction a tendance à augmenter ou bien à diminuer la probabilité qu’une autre femme rejoigne cette même direction. Les résultats obtenus suggèrent que dans une équipe de directrice menée par un président-directeur général, lorsqu’une femme intègre cette équipe, la probabilité qu’une autre femme face de même diminue de 51%. Ces chercheurs universitaires considèrent qu’il s’agit là d’une preuve que les femmes feraient face à ce qu’ils appellent un « système de quotas implicite » dans les équipes de direction.
A côté de ces études statistiques qui mettent en avant qu’en général, les femmes occupant un poste de responsabilité ne constituent pas d’obstacles à l’évolution professionnelle de leurs collaboratrices, on peut souligner l’existence d’une solidarité entre femmes en entreprise à travers la multitude de réseaux professionnels féminins. En organisant des petits déjeuners thématiques, tables rondes, formations ou encore des programmes de mentoring, ces réseaux promeuvent l’entraide dans la gestion des carrières professionnelles des unes et des autres.
La déconstruction d’un mythe
Par conséquent, face à ces éléments qui semblent invalider la théorie du « syndrome de la reine des abeilles », comment expliquer l’ancrage de cette représentation de la rivalité féminine ? Pourquoi avons-nous cette image que les femmes seraient, plus susceptibles que les hommes, de se livrer bataille afin de défendre leurs perspectives d’évolution de carrière ? C’est à cette question qu’Alton B. Harris et Andrea S. Kramer, deux professionnels du droit, se sont intéressés dans leur ouvrage It’s Not You, It’s the Workplace: Women’s Conflict at Work and the Bias that Built it publié en 2019. Selon eux, la surreprésentation de la rivalité féminine s’explique non pas par des traits psychologiques spécifiquement féminins qui engendreraient une propension à la dispute et à la jalousie chez les femmes, mais plutôt par les discriminations liées au genre dans le monde du travail. Du fait du nombre limité de places accordées aux femmes dans les équipes de direction, celles prétendant à de tels postes seraient plus susceptibles d’entrer en compétition et de prendre leurs distances ; un comportement qui serait interprété à tort comme étant inhérent à la nature des femmes. Par ailleurs, Alton B. Harris et Andrea S. Kramer relèvent trois biais dans les perceptions courantes des relations professionnelles entre les femmes et celles entre les hommes. Liés à des stéréotypes de genre, ces biais viendraient conforter cette idée que les collaboratrices rencontreraient davantage de difficultés à travailler ensemble. Le premier écart correspond à l’attente spécifique des femmes envers les manageuses. Elles s’attendraient à ce que ces dernières soient plus soucieuses, compatissantes ou encourageantes que les managers et lorsque cela ne serait pas le cas, elles auraient tendance à penser qu’elles sont froides, désagréables ou égoïstes. Le deuxième écart porte sur l’interprétation des conflits en entreprise. Les conflits entre femmes seraient plus souvent assimilés à des disputes sur la personnalité, dues à la jalousie ou à des caractères incompatibles ; tandis que les conflits entre hommes seraient davantage attribués à des faits banals de la vie professionnelle, des désaccords sur les opérations ou les stratégies. Le troisième écart porte sur les conséquences de ces conflits entre femmes : parce qu’ils seraient moins souvent considérés comme de simples désaccords sur les façons de travailler et parce que les femmes seraient naturellement plus douces et conciliantes, leur comportement belliqueux serait jugé plus sévèrement que celui des hommes. Par conséquent, les femmes auraient tendance à prendre leurs conflits plus au sérieux et à les considérer comme étant plus graves qu’ils ne le sont véritablement. Ces raisons, entre autres, expliqueraient cette impression qu’il serait plus difficile pour les collaboratrices d’entretenir de bonnes relations professionnelles avec d’autres femmes qu’avec des hommes.
La rivalité féminine ne serait donc pas représentative de la majorité des relations en milieu professionnel. Plusieurs études statistiques portant sur les directions d’entreprise soulignent que les femmes occupant un poste de responsabilité ne sont pas un frein à l’ascension professionnelle de leurs collaboratrices. Affirmer le contraire, ce serait également oublier l’existence d’un riche tissu de réseaux professionnels féminins qui ont à cœur de favoriser l’entraide entre les femmes dans leur évolution de carrière. Il y a donc une surreprésentation de la rivalité féminine, et celle-ci découlerait des inégalités entre les hommes et les femmes dans le monde du travail.
Par Julie Pourchot, membre du Collectif Olympe
Bibliographie :
-Gomstyne, Alice. “Queen Bee Syndrome, Dethroned.” Credit Suisse, 10 Nov. 2016, www.credit-suisse.com/about-us-news/en/articles/news-and-expertise/queen-bee-syndrome-dethroned-201611.html.
-Dezső, Cristian L., et al. “Is There an Implicit Quota on Women in Top Management? A Large-Sample Statistical Analysis.” Strategic Management Journal, vol. 37, no. 1, 2015, pp. 98–115., doi:10.1002/smj.2461.
-Harris, Alton B., and Andrea S. Kramer. It’s Not You, It’s the Workplace: Women’s Conflict at Work and the Bias That Built It, Nicholas Brealey Publishing, 2019, pp. 5–9.
-Harris, Alton B., and Andrea S. Kramer. “The Persistent Myth of Female Office Rivalries.” Harvard Business Review, 2 Dec. 2019, hbr.org/2019/12/the-persistent-myth-of-female-office-rivalries.