Par Louise Dubrulle
Il est onze heures, presque midi, un lundi de janvier sous les rayons d’un soleil d’hiver, et je referme le roman d’Emmanuelle Favier. Le courage qu’il faut aux rivières, prix SGDL Révélation 2017 (ndlr. Société des Gens De Lettres), se clôt sous mes yeux entre deux images poétiques : celle d’une passion victorieuse, et celle du temps qui s’effile.
Dans une région éloignée d’Albanie, à une époque floue, des femmes se rencontrent. Elles incarnent les rivières qui dévalent les montagnes et se confrontent aux roches, aux intempéries, aux obstacles imprévus – et c’est avec un certain courage que ces rivières finissent par atteindre leur destination et accomplir leurs objectifs. Adrian, Manushe, Dirina et Gisela en font autant au cours de l’histoire : elles abordent leur existence avec courage et détermination.
Manushe est une vierge jurée. Elle fait partie de ces femmes albanaises qui renoncent à leur condition de femme, justement, en prêtant serment et en refusant le mariage, acquérant en retour « les droits que la tradition réserve depuis toujours aux hommes : travailler, posséder, décider ». Elle a la place du « sous-chef » du village. En conséquence, elle s’est dotée de caractéristiques que les personnages semblent réserver aux hommes : une grande force physique, peu d’expression, un silence sur ses états d’âme, la veille au respect des règles, le travail quotidien et même la boisson dans un bar en fin de journée.
C’était un choix, mais pas tout à fait. Il s’agissait, pour Manushe, soit d’être mariée de force à l’adolescence avec un vieillard du village, soit de renoncer pour toujours à son genre, à son identité féminine et ne devenir plus qu’un corps humain non-genré, consacré entièrement à l’effort et au travail. À la suite d’un rituel particulier, Manushe devient une « vierge sous serment » et renonce, en même temps qu’à sa condition de femme, à son désir.
Frappe un beau jour à sa porte le jeune Adrian, avec qui elle créera un lien pluriel. Adrian et Manushe sont le miroir l’un de l’autre : d’abord, le miroir de la personne qu’ils auraient voulu être, puis celui de la personne qu’ils sont réellement. Grâce à Adrian, Manushe retrouve ce qu’il lui avait été confisqué : le désir, le droit d’être belle, les émotions ou encore le droit au divertissement et à la poésie. Adrian rend sa féminité à Manushe, à travers le regard qu’il pose sur elle, mais aussi et surtout son humanité qu’elle avait presque perdue, à force d’être restreinte à un outil d’effort pour le village. Emmanuelle Favier réussit l’habile tour de force de redonner à son personnage sa féminité sans aucun artefact, simplement à travers l’amour et la réflexion sur soi.
La femme, au sens large, se démultiplie au fil des pages de ce roman : elle est d’abord censurée par sa virginité et sa déshumanisation, puis elle se découvre derrière les figures que l’on perçoit comme masculines, et enfin elle s’insurge contre sa condition et son destin tracé. C’est en Gisela, la prostituée qui saura percer à jour la véritable nature d’Adrian, que se trouve le plus grand courage. En effet, lorsqu’elle décide, finalement, de tenir tête à son proxénète, un homme brutal et différent d’Adrian en tous points, sa récompense vient se loger dans son abdomen, sous forme de balle ovoïde. Il s’agit de la seule « défaite » d’un personnage féminin dans le roman: Manushe sort, par amour et avec brio mais non sans risques, de sa condition de vierge jurée; Adrian accepte sa vraie nature et l’assume pleinement; enfin Dirina, l’enfant que Manushe a eu, puis abandonné, à l’issu d’un viol, se lance à la conquête de son histoire et combat le déterminisme. Gisela est donc la seule à être contrainte à la défaite et ce malgré le fait qu’elle ait trouvé, en elle, la force de sortir de sa condition. C’est la mort, incarnée par la violence et la brutalité du monde réel, qui vient mettre fin à ses espoirs.
Emmanuelle Favier, à travers son roman, prend donc le parti suivant : sortir de sa condition miséreuse, pour une femme en situation de détresse, est avant tout un procédé intérieur – il s’agit de trouver, comme les rivières, le courage de réclamer ses droits et d’être impudente. Malheureusement, la cruauté de la réalité vient parfois mettre fin à cette quête d’émancipation, et la seule issue envisageable, pour les personnages de ce livre, reste la mort. Toutefois, Emmanuelle Favier achève son roman sur une touche d’espoir : il faut ne faut pas choisir la mort comme porte de sortie même si elle semble parfois être la plus « facile » ; c’est ce que prouve les retrouvailles d’Adrian et Manushe en fin de roman. Au contraire, il faut combattre le déterminisme et renoncer à l’abandon : c’est en « revenant des morts », qu’Adrian et Manushe ont, à deux, le courage d’être femme, comme si la seule manière de pouvoir choisir la définition de cette expression était d’être toutes ensemble et de la trouver en nous.