Troisième place du concours Early Writers : Le Passage

Le Passage

 

  La séance des doléances était achevée depuis bien des heures déjà, pourtant le roi ne se sentait la force de quitter son trône. Seul, dans l’immense salle voûtée il demeurait, immobile, prisonnier de ses pensées. La dernière bougie venait de s’éteindre, les serviteurs s’étaient éclipsés tels des ombres silencieuses et dormaient pour la plupart à cette heure. Lui, le regard fixe, accueillait cette obscurité avec indifférence, insensible à la lune dont les pâles rayons, coupant à grand peine les ténèbres, venaient mourir sur les murs du palais désolé.

    Saisi d’une angoisse brutale, son regard se figea sur un squelette  peint sur la paroi qui lui faisait face. Depuis quand cette représentation existait elle ? Jamais il ne l’avait remarquée et pourtant, sachant à peine marcher il avait tant de fois arpenté cette salle avec son père, admiré ces gravures contant les hauts faits de sa dynastie royale. Les orbites emplies de néant le terrifièrent. Il se surprit à éprouver ce sentiment. Lui qui avait soumis mille cités, lui dont le nom était connu de centaines de dialectes barbares, lui dont l’autorité s’etendait aux limites du monde connu, jamais il n’avait ressenti la peur, pas même lorsqu’ une lance de guerrier Batave lui avait transpercé le sein. Cette évocation amère raviva la douleur de la vieille cicatrice, tant et si bien qu’il crut soudainement en  défaillir.

     Riant à l’éternité depuis sa danse macabre, le maudit spectre semblait se gausser de lui.

 

    Toute sa vie de roi durant, il n’avait eu de cesse de penser à ce qu’il laisserait derrière lui, à ce que serait son héritage, aux souvenirs que garderaient les générations futures de son mandat terrestre.

    Resterait-il un peu de lui dans ces statues imposantes qui ornent les allées, dans ces cités ou ces lois qui portent son nom ? De cela il n’avait jamais vraiment douté, il festoierait un jour avec le divin Achille aux champs Elysées et vivrait éternellement dans la mémoire des mortels. Et pourtant, ce soir, son esprit était tourmenté par ce squelette qui lui promettait les eaux noires du Styx.

    Avait-il seulement aimé tout cela ? Avait-il pris plaisir à ces conquêtes, ces campagnes, ces batailles… ou était-ce la crainte de n’être qu’un énième diadoque, un bref aparté dans une plus vaste Histoire qui avait motivé chacun de ses actes ? Certes, n’était-ce pas là ce que son ministère exigeait, vivre pour quelque chose de plus grand que sa personne ? Mais était-ce suffisant pour réussir sa vie d’homme ?

    Soudain lui apparut la terrible évidence : il n’avait vécu que pour « l’après ». L’entrée dans la postérité et son cortège d’honneurs posthumes, la gloire, sa permanence dans les mémoires, voilà  ce qui l’avait mû jusqu’alors.

 

    Qu’était donc devenu ce jeune enfant qui aimait s’endormir dans les ruines des cités antiques, qui d’un pied agile courait les ruisseaux espérant troubler la quiétude d’un bain de nymphes, qui habitait le présent goûtant chacune des secondes de sa vie avec gourmandise ?

    La douleur revint à la charge, plus mordante, plus profonde derrière son sein gauche. Le Batave ou autre chose ? Cette fois, il ne put s’empêcher de clore les paupières, s’abandonnant à l’ennemi  qui lui broyait la poitrine.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le front perlé de sueur, le temps semblait comme arrêté, seul son souffle encore rauque trahissait le silence de la grande salle vide.

    Dans la pénombre, il devina une forme, amas de vertèbres qui progressait lentement vers lui. C’était donc ainsi que tout allait finir, emporté par le spectre échappé du mur et des Enfers. De nouveau, il ferma les yeux, rassemblant toute son énergie afin de ne pas crier au moment du contact avec la Faucheuse.

     La douleur, telle une mer rassasiée après l’orage violent, se mit à s’apaiser, à refluer, cédant la place à une sensation étrange, inhabituelle chez ce vieux monarque, et qui avait à voir avec la sérénité .  

 

    Les premières lueurs de soleil commençaient à pénétrer les vitraux colorés de la salle du trône. Tout était clair à présent. C’était décidé, il ne vivrait plus pour l’après mais pour lui, pour son présent, dût-il négliger ses obligations royales. De cette couronne il ne souffrirait plus. Quittant son trône, il se hâta de regagner sa couche. La reine dormait. Il en profita pour se vêtir de vieux habits qui autrefois lui servaient lors de la chasse au cerf. Contre toute attente et à sa plus grande surprise, ces derniers lui allaient encore, l’âge ne semblait plus avoir prise sur son corps. Il empoigna son arc et quitta le palais avant que gardes et serviteurs ne fussent éveillés. Il parcourut les forets et les plaines des heures durant, récitant des vers de Virgile aux arbres, fredonnant les chansons des troubadours de sa cour le long des rivières assoupies, chassant le lièvre pour se sustenter. Combien d’heures passa t-il ainsi ? Il ne saurait le dire mais une nouvelle force l’habitait, il était comme ressuscité.

    Une cloche sonna au loin, puis deux, puis trois et enfin toutes celles de la cité. Un personnage très important venait surement de quitter ce monde durant la nuit. Mais de cela il n’avait cure, l’angoisse avait disparu, il était enfin libre et apaisé. Jamais plus il ne retournerait au palais. Jamais plus il ne vivrait  pour « l’après ».