L’Amiral Alain Coldefy est administrateur du Cercle France-Amériques et Président de la Société des membres de la Légion d’honneur. Il a été Inspecteur Général des Armées ainsi que Président de l’Académie de Marine. Dans l’industrie, l’Amiral Alain Coldefy a été vice-président chargé des affaires politiques à EADS ainsi que Conseiller Défense auprès de Louis Gallois. Il est par ailleurs conférencier et Directeur d’enseignement politico-militaire au Collège interarmées de Défense. Pour le M, il livre son opinion sur le climat géopolitique actuel.
Interview menée par Jean Rodriguez Saint-Genis, de Diplo’mates
On observe une multiplication des crises et l’essor de puissances régionales qui deviennent pro actives dans leurs sphères d’influences. Ce climat était-il prévisible ?
On connaît une évolution du climat international qui, effectivement, est de moins en moins contrôlée. L’émergence de nouvelles puissances régionales, de nouvelles technologies, la résurgence de sentiments nationaux exacerbés et d’autres facteurs religieux, ethniques ou économiques conduisent à un climat général de crises voire de conflits ouverts désormais incontrôlés… En effet, les organismes de régulation que l’on avait essayé de mettre en place à l’issue de la première guerre mondiale – la Société Des Nations (SDN) – puis de la seconde – l’Organisation des Nations unies (ONU) – sont aujourd’hui contestées.
Pourquoi le sont-elles ? Parce que, pour un certain nombre de pays, à commencer par la Chine, mais aussi plusieurs pays émergents, ce sont des règlements internationaux faits par les Occidentaux et par la puissance occidentale qui prévalent. Or, l’hégémonie du monde occidental – au bon sens du terme car c’est une hégémonie démocratique – n’est non pas battue en brèche mais contestée. Elle n’est pas battue en brèche car le dollar reste la monnaie de référence de l ‘économie mondiale et il y a un tel transfilage entre les économies qu’il ne peut plus y avoir de rupture définitive. Toutefois, chacun veut exprimer ses propres revendications et trouve dans les moyens de communication actuels les façons de les revendiquer.
Et, comme il n’y a plus cet équilibre de la guerre froide où deux blocs s’opposaient, ce qui gelait les conflits, nous avons désormais un équilibre métastable, avec des puissances régionales qui ont des ambitions et qui ne cherchent plus à suivre des combats idéologiques. Au temps du communisme, du nazisme ou du fascisme, tous ces mots en “-isme” étaient, en fait, le nom de combats idéologiques qui rêvaient d’une nouvelle société. Or, aujourd’hui, la Chine ne cherche pas à répandre son mode de société – de même pour la Russie, l’Inde… – mais juste nourrir son ambition.
Jusqu’où va cette contestation ?
Je pense qu’il faut regarder tous les indicateurs. Le champ des conflits s’est déplacé. Il faut désormais regarder les champs économiques, cyber et même de nouveaux domaines militaires. En bref, l’ordre mondial, qui était un ordre occidental, est comme je le disais plus haut un ordre contesté. Il n’y a plus de combat idéologique et désormais, avec l’émergence d’une économie entremêlée et l’émergence de la technologie, en particulier informatique, on arrive dans un monde où il n’y a plus de délimitation géographique. Il n’y a plus de positions c’est-à-dire de territoires à prendre comme autrefois. Nous sommes passés d’un affrontement de nature déterministe (comme le combat terrestre) à un affrontement de nature probabiliste (comme le combat en haute mer).
Bien évidemment, il reste des endroits géographiquement circonscrits en apparence comme l’Ukraine et Taiwan, mais, en général, les enjeux ont profondément changé et dépassent largement ces frontières physiques. Depuis quelques décennies, on voit en effet l’explosion de ce qu’on appelle les proxy Wars, et avec le durcissement des discours, la haute intensité revient dans le discours de tous les états-majors, malgré l’interdépendance économique censée les empêcher de se développer.
Est-ce là une future étape ou bien nous dirigeons-nous vers l’émergence d’un modèle hybride propre au 21e siècle ?
Il y a deux choses. Quand je parlais de nouveaux champs conflictuels, là où avant il y avait pour simplifier la terre, la mer et l’air, se sont ajoutés l’espace, désormais militarisé, et le cyber. La mer un moment oubliée revient en force car elle représente 90% du trafic mondial en valeur et en volume. Il faut donc s’adapter à ces nouveaux genres de conflits qui sont différents des conflits de haute intensité qui, eux, dépendent d’une autre question.
Après la chute du mur, le monde occidental conduisait un modèle d’opérations de maintien de la paix avec une forte supériorité technologique. Agissant comme une sorte de police, il pouvait contraindre les belligérants à discuter et, derrière, il avait la volonté d’imposer son mode de démocratie. D’ailleurs, ça a été notre grand échec de la deuxième moitié du XXe siècle. Notre démocratie occidentale n’est absolument pas reconnue, approuvée, inspirante ou même idéalisée par une grande partie des peuples sur Terre. Nous avons travaillé pour – j’allais dire imposer, mais on n’impose pas la démocratie – imposer l’état de droit, l’égalité homme-femme, la transparence, l’indépendance, la liberté d’expression… Ce sont des modes qui nous paraissent évidents, nous autres occidentaux, des modes qui nous ont permis de nous développer et que l’on a réellement essayé de transmettre, mais sans réel succès.
On s’est un peu laissé endormir par le fait que cette surpuissance militaire, au niveau des moyens, suffisait à faire le job. Mais on voit que de l’autre côté, dans les milieux où l’on pourrait intervenir, nous faisons face à des adversaires de plus en plus équipés. Au Sahel, certaines positions sont attaquées par des drones, alors que nous pensions que c’était l’apanage des grands pays. C’est un indicateur d’alerte : il ne suffit pas d’un bâton de haute technologie pour rétablir la paix. Il faut être prêt à y consacrer les moyens suffisants et s’inscrire dans une logique long-termiste. Mais l’appareil militaire européen ne s’y prête pas. Il n’y a pas de perception suffisamment forte du danger : il ne suffit pas d’un porte-avions ou d’une brigade pour y arriver.
Dans les temps un peu anciens, jusqu’à 1945, le cycle était toujours le même : la paix précédait la guerre, puis le conflit prenait fin, nous retrouvions la paix et ce jusqu’à un nouveau conflit. Aujourd’hui on s’aperçoit que tout est mélangé. Nous nous battons en Irak mais nous pouvons prendre l’avion pour aller à l’île Maurice : notre vol commercial ne sera pas perturbé en survolant des zones de conflit.
Par définition, la guerre se finit lorsqu’une des parties accepte d’être battue. Rappelez-vous, en 1918 l’armée allemande était persuadée d’avoir été trahie par ses politiques. Ce sentiment de revanche, que beaucoup de pays ont connu (France, Vietnam …), n’est pourtant plus d’actualité. Il n’y a plus de gagnants et il n’y a plus de perdants. Lorsque l’on mène une opération contre la Libye, il ne s’agit pas d’envahir la Libye et d’en faire une colonie. De même pour le Kosovo, on ne bombarde pas le pays pour le conquérir. Dans ce paysage très complexe, le caractère binaire guerre/paix n’a plus sa place : la paix n’existe plus, le conflit est permanent.
Nous devons donc nous poser la question, en qualité d’’Occidentaux, de la suffisance de notre supériorité technologique. Vraisemblablement elle ne l’est pas. Évidemment, nos adversaires n’ont pas les moyens de nous affronter sur une base égale : sous-marins nucléaires, porte-avions… Toutefois, au niveau des troupes, des chars et des missiles, ils commencent à rivaliser.
Il n’y a donc plus de modèle binaire de conflit. Mais s’il n’y a plus de conquête du territoire, les enjeux restent les ressources. Pour ces dernières, les nations seraient-elles prêtes à franchir la ligne rouge ? Et si oui à partir de quelle limite ?
Les peuples de la Terre se sont toujours battus pour les ressources. Nous nous sommes battus pour l’eau : Israël et le Golan en témoignent. L’approvisionnement en eau d’Israël dépend de ses voisins.
Ces sources de conflits sont pérennes et l’on se battra encore et toujours pour le charbon, le pétrole, l’uranium, les métaux rares, le blé etc. Cela reste un élément fondamental de la vie et de la mort sur terre. Mais, il n’y a plus de conquête aujourd’hui. Ce n’est plus comme avant. Les gouvernements essaient désormais de sécuriser les approvisionnements des ressources qu’ils n’ont pas sur leur territoire et d’en sécuriser l’exploitation.
Par exemple, nous importons 100% de notre pétrole, qui arrive par voie maritime tous les jours. Or, bien évidemment, dans la chaîne de valeur, c’est le raffinage qui est important et les pays producteurs cherchent tous à raffiner chez eux. Dès lors, c’est une contrainte que nous français devons absolument sécuriser. Nous aurons toujours besoin de ressources fossiles.
Nous avons, ici en France, de la chance du côté de l’agriculture d’être autosuffisants ; le général De Gaulle avait décidé une politique de la chaise vide au moment de la mise en place de la politique agricole commune jusqu’à ce que la France obtienne gain de cause. En revanche, en qualité de deuxième domaine maritime mondial, nous sommes très loin de répondre à nos besoins en poisson, ce qui est proprement scandaleux, et il reste des choses à faire.
Vous voyez, ce petit détour par le poisson nous permet de constater que même avec nos voisins européens, on se bat. En 1982, le premier ministre a fait tirer sur les chalutiers espagnols au canon. Ce sont eux qui trichaient sur les quotas de pêche. Il nous semble aujourd’hui aberrant de se battre pour une telle histoire. Il ne faut pas se leurrer, nous continuerons à nous battre pour accéder aux ressources car nos économies en ont besoin.
Pour conclure, il est clair qu’une partie de la politique des pays consiste en la sécurisation des approvisionnements par le biais d’accords, en déployant des troupes ou en montrant que l’on est prêt à intervenir. On le voit, par exemple, avec la Chine qui progresse en Afrique. Ou encore dans le Sahel, où une zone autour du Niger est en proie aux contestations pour son uranium.
On commence à se rapprocher de l’Europe, et de la France en particulier. En matière de stratégie, quels sont les impératifs que la France doit être en mesure d’accomplir ?
On ne peut pas focaliser la stratégie uniquement sur l’approvisionnement de pétrole, par exemple. Pour un pays comme la France, qui représente 1% de la population mondiale mais qui est membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, sa stratégie globale est, en termes militaires, basée sur la dissuasion nucléaire : plus jamais 40, plus jamais l’invasion du pays. Cela nous confère beaucoup plus de poids que l’on ne le pense. A titre d’exemple, je vais vous donner un chiffre : au moment où je vous parle, il y a au moins un sous-marin nucléaire lanceur d’engins en patrouille – je ne vous donne pas le chiffre exact. Sur un sous-marin nucléaire, il est possible de faire tomber une bombe équivalente à 800 fois Hiroshima en seulement 15 minutes et tout cela à des milliers de km de distance. C’est le premier point.
Le deuxième point est que nous sommes maîtres de nos décisions. Nous faisons partie d’un système d’alliances. Nous appartenons à un camp, celui des puissances occidentales. Nous sommes les alliés des Etats-Unis – nous sommes le seul pays d’Europe à ne jamais avoir fait la guerre aux Etats-Unis alors que l’Espagne, l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne lui ont fait la guerre. Mais nous ne pouvons pas nous laisser entraîner, nous devons conserver une autonomie stratégique, pour nous engager si les enjeux sont à la hauteur, ainsi qu’une capacité militaire pour se projeter là où nos intérêts sont en jeu. Vous savez que l’on décline nos intérêts en intérêts vitaux, intérêts stratégiques et intérêts de puissance ou d’influence. Et c’est là toute la difficulté de définir où sont les frontières entre nos intérêts, alors qu’en même temps il faut faire planer le doute dans l’esprit d’adversaires, quels sont ceux qui relèvent des opérations militaires. C’est pour cela que le jeu des alliances est important.
Que nous manque-t-il ? Il nous manque les énergies, certains matériaux et la capacité de produire nous-mêmes. Une grande faute politique de nos dirigeants des dernières décennies a été de détruire volontairement et systématiquement notre production manufacturière qui ne représente plus que 10 à 12% de notre richesse nationale alors qu’elle en représentait 25% auparavant, ce qui représente le niveau actuel en Allemagne ou en Italie. Pourquoi avons-nous fait cela ? Nous nous sommes spécialisés dans le domaine des services, des banques, des assurances… Nous nous sommes laissé entraîner dans une spirale mise en exergue durant la crise du covid. Les vaccins ne sont pas français, nous ne sommes pas capables de fournir les batteries de nos propres voitures, etc.
Stratégiquement, il faut que nous redressions notre capacité industrielle. Heureusement, quelques domaines d’excellence existent encore en France, celui de la haute technologie par exemple. Nos bureaux d’études, nos chercheurs, nos ingénieurs sont au firmament. Nous avons préservé cette capacité. Grâce au nucléaire, grâce à l’expérience, grâce à ces domaines, nous avons su maintenir un pool d’ingénieurs compétents. Dassault System, qui vend des systèmes à tout le monde, est l’une de nos plus belles pépites. Or derrière, nous avons cassé nos outils. Si vous voulez, les Allemands ont bien joué, ils ont misé sur le haut de gamme automobile alors que nous avons misé sur le luxe. Lors de cette crise, où tout le monde a vendu moins de voitures, la plupart des constructeurs allemands ont quand même fait des bénéfices conséquents.
Un autre enjeu stratégique est le niveau d’instruction basique. Cela peut vous paraître curieux qu’un militaire vous parle d’instruction mais c’est un enjeu fondamental. Nous faisons face à des technologies qui demandent un certain niveau d’instruction. A chaque campagne présidentielle on nous le répète. Savoir lire, écrire, compter et renouer avec l’apprentissage et l’enseignement technique et technologique qui ont longtemps été méprisés en France est essentiel.
Pour que tout cela se passe bien en France, il faut identifier nos amis, avec qui nous devons travailler. Nos amis, c’est l’Europe. Il faut à la fois être leader mais également coopératif. C’est-à-dire qu’il ne faut pas négliger les plus petits pays, tendance assez française, pour ne coopérer qu’avec les plus grands.
Il faut prendre enfin tous ces facteurs en compte, en même temps, et c’est ce qui rend si compliqué la recherche opérationnelle, la mise en place d’une stratégie. Pour résumer, il y a 3 enjeux. Premièrement : la dissuasion pour que nous ne soyons jamais envahis. Deuxièmement : une capacité à décider par nous-mêmes (avec des satellites et tous les moyens de renseignements en particulier) et à conserver notre autonomie stratégique. Troisièmement : une capacité à taper du poing lorsque c’est nécessaire pour sauvegarder nos intérêts.
Vous avez parlé de coopération mais aussi de perte de capacité industrielle. Quel sera le rôle de l’Europe en tant que puissance diplomatique, et surtout en tant qu’Europe de la défense ? Comment mettre en place une politique commune pour peser dans le monde qui se dessine ?
Nous devons avoir peur ensemble. C’est une phrase que j’ai prononcée et que j’ai retrouvée dans un éditorial du Figaro il y a un mois : “Comme le dit l’amiral Coldefy, il faut avoir peur ensemble ». Il faut avoir une perception des dangers commune.
Sur les questions migratoires, l’Europe du Nord qui était un peu éloignée de ses voisins, protestante en termes religieux, a été très accueillante et a trouvé que nos réticences à accueillir des migrants n’étaient pas convenables. Toutefois, ils sont vite arrivés à un seuil de saturation. Il se passe la même chose au Danemark ou aux Pays Bas. De violentes politiques anti-migratoires sont mises en œuvre. C’est la résultante de perceptions sensiblement différentes.
Quand les Français ont déclaré : il faut aller chercher les terroristes où ils sont avant qu’ils ne soient dans le métro de Paris, de Berlin ou de Londres, le Moyen Orient comme les américains étaient d’accord. Mais en Afrique, beaucoup de pays ont dit non. Ils ne voulaient pas voir la France revenir à ses anciennes colonies. On peut comprendre ce sentiment, mais il ne résiste pas à l’analyse. Si on ne les bloque pas les terroristes à leur départ, on les retrouve à l’arrivée. Nous n’avions pas la même perception.
Pour en revenir aux phénomènes migratoires, on a beaucoup reproché à Angela Merkel d’avoir accueilli un million de turcs et on l’a montrée du doigt. Mais la population allemande est une population vieillissante, qui a besoin de main d’œuvre – qu’elle forme d’ailleurs très bien. C’est un besoin vital pour son économie. Nous avons, en France, connu le même besoin pendant les trente glorieuses, mais nous avions un vivier assez naturel de par nos anciennes colonies. Nous avons eu ce besoin de main d’œuvre pour construire nos routes, les bâtiments, les infrastructures.
En résumé, mais tout le monde le sait, il n’y aura pas d’Europe de la défense, il n’y aura pas de diplomatie commune sans que nous ayons un besoin commun. Si l’on arrive, à deux ou trois pays majeurs (France, Allemagne, Italie…), à élaborer une vision commune des dangers, on y arrivera petit à petit. La réalité, c’est que cela fait 30ans que l’on essaie.
En ce qui concerne l’armée européenne en revanche, je crois que l’on n’y arrivera pas. Ce n’est pas très important : nous savons travailler ensemble grâce à l’OTAN depuis 72 ans. Nous sommes la seule nation à pouvoir appuyer sur le bouton nucléaire. Utiliserait-on la bombe si la Lituanie était envahie ?
Vous le comprenez désormais, il faut que l’on ait la même vision de la situation internationale et que nous appréhendions les enjeux qui nous réunissent. Les militaires y participent.
Nous disposons, en France, de quelques domaines d’excellence. Tout d’abord celui de l’aéronautique. Ensuite celui de la construction navale. Je mets de côté les navires de guerre car ils représentent une production ponctuelle que l’on n’exporte pas – nous sommes au niveau des Américains. Dans ces domaines, notre voisin allemand, roi de l’automobile, de l’industrie chimique et pharmaceutique, et de la machine-outil au sens moderne a accepté que l’on taille des croupières. Grâce à Airbus, cela fait 30 ans que nous avons un champion mondial, mais, quand on considère d’autres enjeux, il est clair que Dassault est le seul, avec les Américains et les Russes, à être un véritable intégrateur d’avion de combat (système, systèmes de systèmes…). Je ne parle pas de la cellule, des moteurs et le reste. Les Anglais étaient les seuls à avoir, autrefois, cette capacité et on a fait avec eux le Jaguar et le Concorde sans parvenir à construire un ensemble industriel commun. Les seuls à qui on a interdit de construire des avions de combats, des torpilles étaient les Allemands. On leur a ouvert les vannes 30 ans après la guerre mais ils sont tout de même en retard. Donc c’est très difficile de travailler de cette façon.
Le deuxième point c’est que lors d’une coopération, je vais prendre l’image d’une équipe de foot : soit celui qui coopère avec vous vous amène un arrière gauche de compétition, soit un arrière gauche médiocre mais qui va apprendre à bien jouer. Et c’est ce qu’on fait dans le domaine industriel, on a eu des partenaires qui étaient en retard et ont voulu apprendre technologiquement de ces coopérations, avec notre accord attention, ça n’était pas la guerre comprenez. Mais ça tire un peu l’ensemble vers le bas. Et c’est très difficile lorsque vous êtes champions, de coopérer avec d’autres. Donc ça c’est l’aspect coopératif de l’industrie.
Si on vient sur l’industrie des équipements militaires en particulier : l’industrie militaire américaine est autosuffisante. Son marché domestique lui suffit. Le pentagone a un budget de 700 milliards de dollars et la recherche fait plus de 70 milliards de dollars alors que la France et le Royaume Uni c’est plus de l’ordre de 4 milliards. Alors cette industrie américaine, elle cherche à préempter toutes les acquisitions des pays, avec des moyens de pressions que nous nous n’avons pas. On n’a pas de moyen de pression sur les banques suisses donc ils achètent des avions qui ne correspondent pas du tout à leurs besoins. Là on a un terrible adversaire économique, ce sont les Etats-Unis, il ne faut pas se tromper. Ils essaient de nous refiler leurs avions de combat, leurs missiles etc… Sur les bateaux ils ne sont pas très offensifs et sur les sous-marins comme ils n’en ont pas qui ne soient pas de nucléaires à part pour les australiens ils ne les vendent pas (rires). Cependant tout ce qui est char, drones, hélicoptères… Là ils y vont à fond. Mais lorsque l’on arrive à se mettre d’accord avec deux trois pays, on arrive à leur tenir tête. C’est l’exemple du missile Meteor : on tient la route à ce niveau-là.
Nous avons parlé d’industrie, française et européenne, avec des difficultés de coopération et aussi des défis de masse (maintenir les savoir-faire). Quel rôle doit jouer le citoyen dans la défense ?
Je pense que la vie d’un pays ne doit pas s’articuler autour de sa défense. Elle doit s’articuler autour de son développement, de la vie en société, de l’harmonie, de la création de richesse… Il faut que les responsables du secteur soient complètement connectés à la société, qu’ils informent, mais l’on n’a pas besoin que tout le monde soit un guerrier en puissance. En revanche, ces sujets doivent être abordés dans l’enseignement, de façon à ce que les jeunes prennent conscience de tous ces enjeux de sécurité. Nous ne sommes pas dans le monde des bisounours et il faut le comprendre. Il y a même des choses qui sont difficiles à dire. Nous n’avons aucun allié ni ami. Nous pouvons avoir des alliances, des alliés parce que l’on a une communauté d’intérêt – l’Europe, par exemple, est une communauté d’intérêt – mais il faut bien être conscient que les amitiés ne sont pas éternelles. Au niveau économique, où la compétition est rude, c’est particulièrement visible. Si l’on se mettait d’accord pour produire des batteries de voiture entre pays européens, nous dépasserions sûrement les Chinois.
Toutefois, je pense qu’il serait une erreur de n’aborder la défense que par le biais de la chose militaire – j’y ai pourtant consacré ma vie – car elle n’a de sens que pour assurer la protection du pays et de nos concitoyens afin de leur permettre de développer les richesses au sens général du terme (culturelle, économique…). Pour créer ce genre de richesses, il faut une bonne justice, une bonne éducation, une bonne santé… et, en parallèle, une bonne défense. Le Général de Gaulle écrivait et disait d’ailleurs que c’était la première obligation de l’Etat. La défense doit être le premier pilier pour un pays qui veut vivre en paix et en harmonie avec ses voisins. Mais il faut bien comprendre que l’augmentation de l’espérance de vie ou du niveau de vie ne s’obtient pas grâce aux bateleurs d’estrade vendeurs de chimères, mais bien grâce à la science.
Prenez conscience des enjeux, prenez conscience du fait que dans notre monde, ce qui se passe à des milliers de kilomètres nous concerne tous. Autrefois, nos grands-parents n’avaient aucun intérêt à se préoccuper de tout ce qui se passait hors de leur pays. Désormais, 10 ou 12 des plus grands ports mondiaux sont en Chine, le commerce mondial est totalement déséquilibré : ces enjeux nécessitent une compréhension globale du monde, de son histoire, de sa géographie, de son économie… Bien sûr, il faut que les gens soient prêts à nous protéger dans des configurations qui pourraient devenir extrêmes. Difficile de prévoir si la Chine va envahir Taiwan (même si je mise sur 2049 à l’occasion des 100 ans de la prise de pouvoir de Mao Zedong) mais cela pourrait arriver et nous concerner directement.
Il est vrai que Taiwan c’est, par exemple, trois quarts de la production mondiale de semi-conducteurs…
Exactement et c’est précisément dans le cadre de cette interconnexion de nouveaux espaces – cyber, espace, haute mer – qui sont des espaces de conflits, que les militaires doivent se préparer.
Vous venez d’évoquer le cyber, que pensez-vous de l’émergence d’une cyber guerre ?
Stratégiquement, la défense française – et européenne – s’appuyait à l’origine sur une conception purement défensive : comment se protéger d’attaques cyber ? Petit à petit nous nous sommes rendu compte que le cyber pouvait représenter une arme que l’on pouvait utiliser de façon offensive. Par exemple, la frégate FDI, est, à l’origine, conçue pour être exploitée en ambiance cyber, c’est-à-dire subir des attaques cyber ou au contraire, lancer des offensives. Vous savez aujourd’hui, nous savons prendre le contrôle, à distance, de bateaux, d’avions – Par exemple un Airbus ou un Boeing qui transporterait des passagers…
Le cyber a créé une véritable révolution. Dans les opérations françaises, il y a un champ d’opération complètement dédié au cyber. Il y a un commandement de la cyberguerre… Nous ne sommes pas les seuls : les Américains ou les Anglais le font également, et cela durera. Désormais, il faut être apte, rapide et efficace dans la mise en œuvre des moyens.
De la même façon, l’espace est passé d’un domaine d’observation à un domaine de combat. Quel est l’intérêt pour les Chinois de détruire un de leurs anciens satellites ? Cela démontre qu’ils sont capables d’en détruire un étranger autre, tout comme les Russes. La logique est la même pour les satellites. Il est assez facile de dévier la trajectoire d’un satellite ou d’aveugler ses capteurs. C’est une guerre qui passe inaperçue, ce n’est pas porté à la connaissance du grand public.
A ce propos, l’ancien président des Etats-Unis Donald Trump avait annoncé la création d’une force armée de l’espace durant son mandat. Cette annonce avait suscité la rigolade. Mais aujourd’hui, la Russie s’y est mise et la France aussi. L’armée de l’air propose même des postes de pilotes de satellite. Qu’en pensez-vous ?
Le Space Command, qui fait partie des grands commandements fonctionnels de l’armée américaine, existe depuis près de trente ans. Ce n’est donc pas une nouveauté initiée par le président Trump. En revanche, ce dernier a affirmé que cet espace était un domaine de combat. Ce que les Américains n’avaient pas trop dit jusque-là, mais c’était déjà la réalité. Beaucoup de pays déploient des moyens sur certains domaines stratégiques sans le crier sur tous les toits…
Justement, de nombreuses zones d’ombre planent aujourd’hui sur nos opérations pour garantir leur bon fonctionnement. Mais dans une démocratie, qui doit garantir une certaine transparence et dans laquelle le citoyen doit pouvoir se représenter les intérêts de son pays, n’y a-t-il pas un meilleur équilibre à trouver ?
La transparence, ce n’est pas tout dire tout le temps. Il y a des zones que l’on doit conserver discrètes et secrètes. En revanche, un contrôle démocratique est lui nécessaire. Mais, à ce niveau, vous savez que les armées européennes, dans l’ensemble, n’ont rien à se reprocher contrairement à de nombreuses autres bandes armées ou armées d’État.
Y’aurait -il des angles pertinents ?
Pour en revenir à la France, nous sommes une puissance moyenne mais bien placée au niveau technologique. Notre équipement est haut de gamme et nos hommes et femmes bien entraînés. Je n’aime pas les classements, mais nous n’avons jamais arrêté de faire la guerre. A titre d’exemple, les sous-marins nucléaires sont en patrouille opérationnelle depuis 50 ans, pour être en posture immédiate de tir sur ordre du Président de la République – chaque mot compte et vous donne une idée de l’exigence maximale pour les équipages et le commandement
A la fin de la Guerre froide, tout le monde croyait aux dividendes de la paix, ce qui était une erreur voire une faute stratégique. Aujourd’hui, le temps a passé et j’ai pris l’habitude de dire : “nous avons une belle équipe type, mais nous n’avons pas de remplaçants sur le banc de touche”. C’est notre point faible. Nos moyens sont limités et nous ne pouvons guère augmenter nos budgets. Notre armée de terre comptait un million d’hommes à la fin de la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, notre force de combat s’élève à 80 000 hommes…
En tant que marin, pourriez-vous expliquer à quel point la mer est d’une importance capitale ?
Il faut que les Français prennent conscience que nous avons le deuxième domaine maritime mondial juste derrière les Etats-Unis. Notre zone économique exclusive est reconnue par la communauté internationale. Pourtant, c’est un trésor que l’on n’exploite pas, et que l’on nous pille. Grâce à cela, comme je l’ai déjà dit, nous devrions vendre du poisson dans le monde entier mais nous n’y arrivons pas.
Deuxièmement, la mer représente 90% du trafic commercial mondial en valeur. C’est une source inépuisable de richesse d’énergies renouvelables. Au niveau des enjeux économiques et stratégiques, nous avons de quoi être optimistes quant à notre capacité à progresser et développer des richesses. Nous devons prendre en compte cette dimension qui, au-delà du niveau économique, est aussi une dimension stratégique.
La mer nous permet d’être un pays riverain de tous les océans. Prenons l’exemple de l’océan Indien : la France est une nation riveraine en droit et reconnue comme telle dans les négociations internationales. Cela nous permet de participer aux discussions, de faire pencher la balance. Avec l’Australie, par exemple, en dépit de l’épisode récent des sous-marins, l’on s’étend très bien au niveau stratégique et l’on peut peser sur le débat.
La France est une puissance maritime qui est reconnue par les autres comme telle, à nous de faire en sorte que nos concitoyens en prennent conscience et comprennent que c’est une richesse, pas inépuisable, qui devrait nous permettre d’être beaucoup plus performant et d’avoir une économie qui, au lieu d’être en déficit en termes de balance commerciale, devrait être excédentaire.
Pour être très succinct, finalement, nos points forts sont, comme toujours, la haute technologie, la recherche et l’exploration. Nos points faibles sont le tourisme et la pêche.
Personnellement je suis atterré de voir un ministère de la mer tellement peu employé, on pourrait faire plus…
C’est un ministère à éclipse. Les décrets de l’attribution du ministre sont l’objet d’un grand combat avec les grands ministères ce qui conduit à un ministère de la mer qui a peu de moyens pour mener les affaires. Mais j’ai toujours dit que ce n’était pas le plus important. C’est surtout, et c’est important, symbolique.
Toutefois, il faut aussi travailler au niveau de la commission. Les livres verts et bleus de la Commission Européenne ont longtemps été dépourvus de toute approche stratégique. Ils se sont intéressés à la mer littorale, touristique et à la pêche… Mais la mer en tant qu’enjeu stratégique non. Quand nos pêcheurs ont été attaqués par des pirates en Océan Indien nous avons, en tant que français, immédiatement et fortement réagi (envoi de commandos par exemple) mais nous n’étions pas soutenus par les européens. Les Espagnols ont seulement réagi quand ils ont réalisé qu’ils avaient de nombreux pêcheurs dans la zone. Alors ça n’a pas très bien marché mais ça ne marche, en Europe, que lorsqu’au moins 3/4 des pays membres ont des intérêts communs…