Laissons parler les chiffres. Selon une étude menée par Novethic et le cabinet Carbone 4, le tourisme représente 11% des GES émis par la France. En 2019, la France a accueilli 89,3 millions de touristes, ce qui représentait 118 millions de tonnes de CO2 émis et 77% de ces millions de tonnes ont été générées par les transports – dont 41% par l’avion uniquement. En d’autres équivalences, cela correspond aux émissions annuelles moyennes de 11 millions de Français. Imaginez ces émissions à une échelle plus grande, celle du monde, quand on voit se développer le tourisme de masse – la pandémie a comme figé cette tendance -, c’est assez effrayant. C’est autour de cette question que trois étudiants d’emlyon, aujourd’hui alumni – Caroline Ducelliez, Antoine Payot et Tristan Girardon -, ont décidé de faire une odyssée bas carbone pour expérimenter le voyage plus responsable sur les 5 piliers qui le définissent : le transport, l’hébergement, la restauration, l’équipement et le loisir.
CITATION : “Le transport représente 70-80% de l’impact carbone total d’un voyage” – Tristan
Par Carole Zheng, rédactrice chez Verbat’em
Bonjour à tous les trois, est-ce que vous pourriez commencer par vous présenter brièvement ?
Caroline : Antoine, Tristan et moi-même, Caroline, sommes de la même promotion d’emlyon, nous venons de finir le Programme Grande Ecole (M2) et au cours de notre année de césure, nous avons mené un projet appelé WAY, le voyage de demain. L’objectif était d’aller expérimenter une nouvelle manière de voyager, du moins plus responsable et plus consciente, et d’interviewer au cours des 6 mois de voyage des entrepreneurs, des acteurs publics, des chercheurs, des explorateurs et voyageurs qui ont eux-mêmes vécu le voyage autrement ou qui y réfléchissent, afin de compiler ces témoignages et de réaliser un film documentaire. Nous sommes actuellement dans la phase de post-production, en plein dans l’écriture du documentaire sur la base des interviews et des images que nous avons pu prendre. Nous espérons pouvoir sortir le documentaire d’ici l’été 2022.
Antoine : Moi, c’est Antoine, Caroline a très bien résumé notre projet WAY ! J’ai fini emlyon l’année dernière et je suis actuellement dans un cabinet de conseil spécialisé en développement durable à Paris.
Tristan : Moi, c’est Tristan, je fais partie du projet WAY avec Caroline et Antoine. J’ai pris un peu plus de temps avant de me lancer dans un stage de fin d’étude. J’en avais besoin, à la fois pour travailler sur le documentaire et pour savoir ce que j’avais envie de faire professionnellement parlant.
Vous avez lancé il y a déjà plus d’un an, un projet ambitieux : WAY. Pourriez-vous nous expliquer ce projet : sa genèse et son objectif ? Quelles sont les raisons qui vous ont poussés individuellement à prendre part au projet ?
Antoine : Nous avons vécu à fond notre première année à l’étranger : Caroline et Tristan étaient au Cambodge et de mon côté, j’étais au Chili. Au cours de cette période, nous avons consommé frénétiquement le voyage sans nous poser de questions sur son impact. Ces questions ont émergé à notre retour de voyage, au début de notre 2A, et ont mûri dans notre tête. Cette idée est progressivement devenue un projet de Learning trip, au gré de nos discussions et des échanges que nous avons eus avec des parties prenantes de l’école, des étudiants et même des entrepreneurs. Tristan nous a rejoints 8 mois avant de lancer le projet, quand David, qui était initialement dans le projet, est parti. Le projet tel qu’il est aujourd’hui est le produit de tous les trois, il est à notre image. Nous l’avons construit autour de 5 piliers, le transport, l’alimentation, l’hébergement, l’équipement et les activités touristiques.
Tristan : Avant le projet, Caroline, Antoine et moi, nous nous connaissions déjà et nous partagions une même appétence pour les enjeux environnementaux ; c’était notre point de ralliement dans le projet. Le confinement m’avait fait beaucoup réfléchir et j’avais envie de participer à un projet de réalisation documentaire – domaine qui m’intéresse beaucoup -, alors, lorsqu’ils m’ont présenté le projet – un documentaire au service de la cause environnementale – j’ai tout de suite accroché. J’ai regardé plusieurs documentaires sur le sujet et j’ai été conforté dans mon envie d’en produire un. Ce qui est assez amusant c’est que, lorsqu’ils ont évoqué l’objectif du projet, “étudier l’impact environnemental du voyage”, je n’ai pas saisi tout de suite les enjeux. D’autres sujets tels que l’alimentation, l’agriculture ou encore l’économie circulaire me semblaient plus urgents. C’est en discutant ensemble que je me suis rendu compte que je n’avais jamais été sensibilisé sur ce sujet-là et que je n’avais jamais imaginé qu’on pouvait avoir un tel impact en voyageant.
Comment vous êtes-vous entraînés pour ce long périple, physiquement, psychologiquement et logistiquement ?
Tristan : Deux mois avant le départ, nous sommes partis sur les routes de France pour commencer à nous familiariser avec notre équipement, simuler les différents obstacles et conditions environnementales que nous allions rencontrer une fois sur place. Nous avons fait de la randonnée dans le Mâconnais et dans les Monts du Beaujolais par exemple. Nous avons également été parrainé par un éco-aventurier, devenu un influenceur depuis, il a pu expérimenter beaucoup de voyages alternatifs pendant près de 10 ans ; il nous a formés aux conditions de survie.
Antoine : Pour replacer dans le contexte, au cours des 6 mois de voyage, nous avons fait 2 mois de vélo ; le reste était moins sportif : transports en commun ou marche. Le plus compliqué n’était pas de faire du vélo puisque nous étions en Suède et que les journées étaient courtes, nous pratiquions du vélo au maximum 6 heures par jour. La préparation s’est davantage portée sur le matériel : avoir le bon matériel contre le froid, savoir faire un feu, gérer une situation qui ne nous est pas favorable. Un grand point d’attention a été l’optimisation du sac, à savoir que nous nous sommes déplacés avec notre équipement audiovisuel, de quoi monter une tente, nos sacs de couchage, des vêtements chauds et pourtant, il fallait que le sac ne soit pas trop lourd.
Caroline : La covid a complètement bousculé l’organisation initiale : les confinements en Europe ont fait qu’au lieu de mettre 2 mois pour nous rendre en Suède, période au cours de laquelle nous avions prévu de rencontrer diverses personnes en Europe du Nord (Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Danemark), nous avons directement embarqué dans un train avec nos vélos à bord, direction la Suède. Nous avons réajusté l’itinéraire en cours de voyage en fonction des situations rencontrées.
CITATION : “Avant, on avait un objectif très clair, le voyage était un moyen pour l’atteindre. Aujourd’hui, les moyens techniques et technologiques à notre portée font que l’on peut voyager sans vraiment savoir pourquoi on voyage, si ce n’est que l’on a envie de voyager.” – Tristan
Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ou choqué, lors de vos nombreux voyages ?
Caroline : Je dirais que ce qui m’a le plus choqué, c’est de prendre conscience de l’effet plus que néfaste de l’avion sur l’environnement : la première personne que nous avons interviewée est une activiste qui milite pour réduire la prise de l’avion dans un mouvement similaire à celui de “la honte de prendre l’avion”, flygskam, qui a commencé en Suède et qui s’étend au reste du monde aujourd’hui – elle nous a fait comprendre que les transports sont à l’origine de la plus grosse partie des émissions carbone dans un voyage, et principalement l’avion.
Antoine : Ce qui m’a marqué, c’est la richesse de vie comprimée en un temps très court comme on l’a vécu en Suède. Lorsque je compare un mois de travail aujourd’hui et un mois passé en Suède, à vélo et à dormir dans des cabanes, le temps s’est comme étendu lorsque nous étions en Suède. Nous avons vécu tellement de choses en un mois, que lorsque nous regardions en arrière, nous avions l’impression que quatre mois s’étaient écoulés ! Cette notion de temps, nous la travaillons justement dans le documentaire.
Tristan : Ce qui m’a marqué, c’est notre rapport à la distance. En Suède, nous avons pris conscience des distances lorsque nous voyagions à vélo ou en train, certes nous allions moins vite que si nous avions pris l’avion, cependant, de voir les paysages se transformer, la population changer, les bâtiments se succéder, on comprend beaucoup mieux ce qui différencie un lieu d’un autre. Finalement, voyager, ce n’est pas uniquement la destination mais c’est aussi le chemin qu’il faut parcourir pour y parvenir. Par ailleurs, au gré des interviews, nous avons développé une approche historique du voyage : tout s’est accéléré ces dernières décennies, autrefois, nous voyagions totalement différemment. Or, aujourd’hui, nous avons l’impression qu’il est inenvisageable de voyager autrement que nous ne le faisons actuellement, pourtant la manière avec laquelle nous voyageons aujourd’hui est très récente !
Quelles sont les bonnes pratiques que vous avez pu observer au cours de votre périple dont on devrait s’inspirer ?
Caroline : Nous avons constaté que l’impact du voyage commence avant même le voyage, à savoir quand on s’équipe. Nous avons noué un partenariat avec Decathlon pour nous équiper avec du matériel de seconde main et avons fait nos placards et ceux de nos amis pour y dénicher ce qu’il nous manquait; ne pas s’équiper avec du neuf est une première manière de réduire son impact carbone.
Antoine : En Suède, le marché de la seconde main est très développé contrairement à la France. Nous avons eu la chance d’avoir un partenariat de seconde main, mais c’est assez rare, Decathlon commence tout juste à prendre cette orientation. Au niveau des transports, après la rencontre avec l’activiste contre la prise de l’avion, avec Caroline et Tristan, nous nous sommes engagés à ne pas le prendre en 2021. On voit très peu de mouvements de ce type émerger en France, or aujourd’hui, on ne peut plus se permettre d’émettre autant avec l’avion. Sur le pilier de l’hébergement, une bonne pratique consiste à aller directement sur le site des personnes qui proposent des logements plutôt que de passer par des plateformes comme booking qui prennent un certain pourcentage non reversé à la population locale.
CITATION : “Pour une personne qui est déjà sensibilisée, la première étape pour évaluer si le déplacement en vaut le coût en émissions carbone, est de se demander “pourquoi” je me déplace. Il faut être honnête avec soi-même : si je recherche un dépaysement total par la culture, cela ne se fera jamais en 48 heures.” – Tristan
Il existe des voyages de proximité et des voyages longue distance. Il paraît plus difficile d’appliquer vos “bonnes pratiques” sur des voyages longue distance. Que diriez-vous à une personne habitant en France qui souhaite aller en Inde par exemple ?
Caroline : Il est certain que l’on ne peut pas dire à une personne qui souhaite aller en Inde de ne pas y aller car elle pourra trouver la même expérience au pas de sa porte. Ce n’est pas vrai ; nous les premiers, avons voyagé au Cambodge et au Chili, et avons tellement appris ! Cependant, il faut se poser les bonnes questions : (1) pourquoi est-ce que j’ai envie d’y aller ? Vérifier qu’il s’agit de “bonnes” raisons et qu’il ne s’agit pas d’une impulsion liée à une tendance des réseaux sociaux par exemple. Ensuite, si on est sûr de vouloir y aller, il faut en venir à la notion de temps : (2) est-ce que l’on peut “faire” l’Inde, i.e. en avoir une image réaliste, sur une si courte période ? Ce que nous préconisons ce n’est pas de ne pas voyager, mais de questionner le pourquoi du comment de son voyage bien en amont. Et de garder en tête les ordres de grandeur de l’industrie du voyage aujourd’hui : un aller-retour Paris-New York consomme déjà l’intégralité du “quota” d’émission de CO2 auquel on aurait droit pour un an si on voulait vivre de manière soutenable et respecter les Accords de Paris.
Antoine : On constate aujourd’hui que les personnes qui prennent beaucoup l’avion font beaucoup de petits gestes écologiques à côté et se disent éco-responsables. A partir du moment où tu décides de voyager loin en avion, tu auras forcément un impact carbone très important. A ce moment-là, il faut bien avoir conscience de pourquoi on le prend et vraiment “rentabiliser” ces émissions, i.e. rester sur place, profiter et prendre son temps.
Quels ont été les moyens de transport les plus déroutants pour vous ?
Antoine : Nous n’avons malheureusement pas pu aller en Amérique du Sud, mais l’objectif était de prendre un bateau porte-conteneurs qui propose des cabines passagers depuis Hambourg jusqu’à Sao Paulo. On n’appelle pas cela une solution alternative puisque c’est 3 à 4 fois plus cher et nettement plus long que l’avion, mais en prenant le porte-conteneurs, on aurait choisi une solution neutre puisqu’avec passager ou sans passager, ils seraient partis dans tous les cas. Le plan B consistait à faire du bâteau-stop dans les îles Canaries pour traverser l’Atlantique. On s’y est véritablement rendus et on a passé 3 semaines sur le port mais très peu de personnes faisaient la traversée à cause de la pandémie. On a quand même pu essayer le bateau-stop grâce à des Danois qui nous ont pris sur leur bateau pour faire le tour des îles, on a vraiment vécu ce qu’on aurait vécu si on avait traversé l’Atlantique en bateau-stop : la lenteur du bateau et la vie en commun sur un bateau.
Caroline : Dans les initiatives que nous avons rencontrées au cours du voyage, Kadunk, une boîte suédoise encourage les voyages en train, cela devrait être encouragé en France également, notamment financièrement. Les trains de nuit sont une très bonne alternative par exemple pour voyager sur de longues distances sans voir passer le temps.
Un dernier mot ?
Caroline : On ne le dira jamais assez mais il faut prendre conscience des ordres de grandeur. Nous ne souhaitons pas “donner des leçons” car de notre côté non plus, nous n’avions pas conscience de notre impact carbone et avons également voyagé frénétiquement. L’objectif de notre documentaire est donc avant tout de donner des clés pour réfléchir davantage au « pourquoi » de nos voyages, à ce qui les influence notamment. Et construire un « comment » plus responsable et plus conscient, propre à chacun et meilleur pour la planète.
Tiré du Bilan des émissions de gaz à effet de serre du secteur du tourisme en France, réalisé notamment par l’ADEME et Carbone 4.