Comment insuffler un esprit d’innovation dans de grandes institutions culturelles ? Quel est le rôle du numérique dans les stratégies culturelles actuelles ? Gilles Duffau, responsable de projets e-culture à la Caisse des Dépôts répond à toutes nos questions et revient sur son parcours professionnel qui l’a mené de Accenture à la Cinémathèque française ou encore au Centre Pompidou.
Bonjour Gilles, pouvez-vous commencer par vous présenter ?
J’ai un parcours assez atypique. Après mes études à emlyon business school, j’ai travaillé pendant une dizaine d’années dans le secteur du conseil, chez Accenture notamment. Par la suite, j’ai eu envie de me rapprocher du secteur culturel, afin de donner plus de sens à mon activité quotidienne. J’ai toujours eu une appétence particulière pour toutes les formes d’art, mais j’ai décidé de m’orienter vers ce secteur assez tardivement, contrairement à d’autres pour qui c’était très tôt une vocation. J’ai ainsi suivi le master de Management des Organisations Culturelles à l’Université Paris Dauphine. L’opportunité m’a été ensuite donnée de rejoindre la Cinémathèque française, où j’ai occupé plusieurs fonctions avant d’être nommé directeur des nouveaux médias. Par la suite, j’ai eu l’opportunité d’occuper cette même fonction au Centre Pompidou, à un moment assez charnière, parce que les premiers effets de la politique d’internationalisation du Centre Pompidou commençaient à porter leurs fruits. J’ai ainsi pu mener plusieurs projets dans le cadre de la numérisation de la communication et de la médiation du musée (sites web, réseaux sociaux, etc.). Aujourd’hui, je travaille à la Caisse des Dépôts, où je m’occupe d’investissements dans plusieurs projets numériques culturels.
Pouvez-vous décrire le poste que vous occupez actuellement ?
Je travaille au sein de la direction des investissements de la Caisse de Dépôts, dans le département “Transition Numérique”, où j’interviens principalement sur le Programme d’Investissement d’Avenir, qui est une gestion déléguée de fonds qui appartiennent à l’État. Nous gérons aussi des fonds propres, c’est-à-dire collectés par la Caisse des Dépôts, afin de les réinjecter dans l’économie française. Pour vous donner quelques exemples, nous sommes actionnaires des sociétés pass Culture, ARTE Éducation, NoMad Music ou encore Philharmonie des Enfants, qui ouvrira en 2021. Nous couvrons tous les secteurs culturels : musique, cinéma, télévision, théâtre, photographie, etc. Plus précisément, le programme sur lequel je travaille vise à développer des projets numériques culturels, avec des objectifs de politique publique. À travers ses investissements, la Caisse des Dépôts permet d’insuffler un esprit d’innovation dans certaines institutions : avec nos fonds, elles sont en mesure de développer des projets annexes à leurs missions principales, presque dans un esprit de start-up. Nous aidons ainsi le secteur culturel à se moderniser dans la manière de la manière d’attirer et de fidéliser son public.
Comment jugez-vous l’apport de votre formation commerciale et de votre expérience professionnelle dans le conseil sur votre profession actuelle ?
Lorsque j’étais consultant, j’ai pu appliquer mes connaissances marketing et communication. À la Cinémathèque française, mes compétences en organisation étaient davantage mobilisées. Aujourd’hui, à mon poste actuel, j’utilise ces différents savoir-faire, en plus de mes connaissances en finance d’entreprise et en stratégie. Gérer des investissements demande de travailler sur des projets avec plus de recul, avoir une vision plus macro de l’adaptation des moyens techniques, humains et financiers de l’entreprise par rapport aux objectifs qu’elle s’est fixés et au marché sur lequel elle intervient. De plus, travailler dans un secteur qui vous passionne demande, au quotidien, de bien faire la part des choses entre ses goûts, ses inclinaisons personnelles et celles du marché. Il faut faire attention à prendre du recul pour garder une certaine forme de neutralité.
De manière générale, quels sont les avantages et les inconvénients de se reconvertir grâce à un master plus spécialisé après quelques années de travail ?
À l’époque où j’ai souhaité me reconvertir professionnellement, mon profil et ma formation n’étaient pas adéquats par rapport à ma recherche. Le reprise d’études s’est imposée si je voulais travailler dans ce domaine. À l’époque où je faisais mes études à emlyon business school, il n’y avait pas de spécialisations sectorielles. Or, la culture est un domaine aussi concurrentiel qu’attractif. Un diplôme spécialisé dans la culture m’a permis non seulement d’acquérir les connaissances nécessaires, mais aussi de gagner en crédibilité, donner à mon parcours une connotation plus proche de ce que recherchaient mes interlocuteurs. Cependant, le choix de faire une bifurcation complète en milieu de carrière n’est pas un choix évident : c’est un pari risqué. Le master de Dauphine ne garantit pas une embauche dans la culture à son issue. De plus, il faut s’attendre à perdre entre un quart et un tiers de votre salaire, si vous venez d’un secteur mieux financé que la culture.
Que conseillez-vous aux étudiants de l’emlyon qui souhaiteraient également s’orienter vers cette voie professionnelle ?
Accumulez au maximum des expériences dans le secteur culturel, qu’elles soient professionnelles ou associatives. Ce sont des critères déterminants lors du recrutement. Il faut que votre motivation se voit concrètement sur un CV. De plus, restez ouvert et soyez curieux. La culture est un terme assez flou et très vaste. Il est très important de rester attentif à ce qu’il se passe dans les autres domaines culturels que ceux qui nous intéressent le plus, car les pratiques artistiques s’inspirent les unes des autres. De fait, les artistes utilisent de plus en plus différents moyens d’expression : David Lynch fait certes du cinéma, mais aussi de la peinture et de la photographie par exemple. Je peux prendre aussi l’exemple de Patrice Chéreau qui faisait du cinéma, du théâtre et de l’opéra. L’écriture fait aussi partie prenante de plusieurs formes d’art, donc plusieurs artistes sont également écrivains. Les acteurs de la culture doivent donc également être pluridisciplinaires. Ceci se voit aussi dans les programmations des institutions culturelles qui peuvent être très variées.
Quel est l’impact de la crise actuelle du coronavirus sur votre secteur culturel ?
À mon sens, il y aura deux impacts majeurs sur la culture : le premier sera financier, dû à l’absence de recettes, et le deuxième sera social. En effet, d’une part, la numérisation permet au secteur culturel de survivre malgré l’absence de fréquentation physique, et nous permet d’y avoir accès pendant le confinement. D’autre part, cette période aura poussé les institutions à modifier leur façon d’entretenir leur relation avec le public. Elles auront peut-être même réussi à toucher d’autres personnes que celles de leur audience habituelle, en les faisant bénéficier d’offres auxquelles elles n’auraient pas eu habituellement accès.
De plus, cette période de confinement modifie les usages, et je pense notamment à l’habitude de consommer de la culture sous forme numérique. Une fois le confinement fini, une question se posera : comment faire revenir le public dans les lieux de culture ? Je reste persuadé que la culture est une pratique collective et sociale, deux dimensions qui ne disparaîtront pas. Cependant, le fait d’avoir été éloigné de ces lieux de culture et d’avoir utilisé le numérique pour se cultiver nous forcera à nous poser des questions comme : Pourquoi allons-nous au théâtre ? Pourquoi allons-nous au musée ? Pourquoi allons-nous au cinéma ?
En ce qui concerne les organisations culturelles, elles seront forcées de repenser leurs missions. Pour l’avoir vécu dans deux institutions culturelles différentes, deux missions entrent souvent en conflit : apporter des recettes pour porter l’activité, contre rendre la culture accessible à tous, et cela par l’offre numérique aujourd’hui gratuite sur les sites web de la majeure partie des institutions culturelles. À l’heure du déconfinement se posera la question de comment résoudre cette opposition entre fréquentation physique et fréquentation numérique, et trouver à long terme une logique encore plus complémentaire qu’aujourd’hui.