Le scandale, ce n’est pas la pinte à 9€. Ce n’est pas la coupe au Qatar, l’impunité d’un ministre ou la famine au Yémen. La guerre en Ukraine ? Pas plus. De nos petites vexations quotidiennes, jusqu’aux plus grandes injustices, le scandale demeure insaisissable. Si nous pouvions tout voir, observer chaque laideur, chaque perversité dans leur parfaite nudité, il n’y aurait même pas d’esquisse d’un tableau scandaleux, d’une honte profonde, d’une Origine du Monde ou d’un Oedipe fondamental. Rien qui puisse nous tordre à la nausée, nous froncer complètement, nous déterminer tout à fait dans notre dégoût. Scandalisé vous dites ? Et vous ne l’êtes déjà plus. Si vous éprouvez honte, colère et tristesse devant un enfant que l’on bat, combien de temps encore avant de vous consoler ? Si l’on insulte ou blesse qui que ce soit, au plus proche de vous, combien de temps avant d’être le simple témoin de sa peine ? Soutenez-le encore, écoutez-le une énième fois et en cherchant en vous, déjà, plus de scandale. Pourquoi ? Parce qu’après chaque larme, doit venir le rire. Parce qu’après chaque plainte, vient la joie. Après chaque bataille, vient la retraite. L’hiver et vient le printemps. Le cauchemar et le rêve. L’insomnie, le repos. Lourdeur, légèreté. Nous sommes entièrement pris par l’insignifiance de nos êtres cherchant désespérément le bonheur. Notre condition nous oblige à un mutisme complice. Se taire encore et tâcher d’être heureux. Si l’on venait à teindre toute notre vie de ce millier d’injustices, dans un scandale permanent, flamboyant et sans repos, que resterait-il pour notre insignifiant bonheur ? Pour notre envie insatiable de légèreté ? Si “l’absurde naît de la confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde”, nous sommes ce silence, cette impénétrable muraille qui confine tôt ou tard à l’indifférence. Voilà le scandale.
Combien de fois avons-nous laissé passer une blague de trop, une remarque abusive ? Combien de fois avons-nous détourné les yeux face à la souffrance manifeste qui s’étendait devant nous ? Aussi, si vous saisissez toutes ces images, tous ces moments hideux, je vous en prie, ne vous blâmez pas. Une fois de plus, cette image passera. L’aigreur que l’on peut ressentir en se mettant bien en face de soi, laissera bientôt la place à cette douce et scandaleuse légèreté. Prenons plutôt un instant ensemble, le temps de cette lecture, pour bien saisir le poids de ce constat : le véritable scandale c’est nous tous, jamais tout à fait scandalisés.
J’aurais pu vous écrire l’histoire d’un type obscur, employé de bureau, dont tout le monde se fout et qui se fout de tout. Tous les matins à la radio, une nouvelle laideur, dans un monde d’une noirceur légèrement romancée. Une histoire d’indifférence, de scandale évaporé. Sans parvenir à le connaître, il y aurait là tout ce qu’il faut pour le haïr, tout ce qu’il faut pour le comprendre. Avant de se rendre compte enfin, qu’il n’a ni nom, ni sexe, ni nationalité. Qu’il n’est personne mais qu’il est tout le monde. Tout ce qu’il faut pour vous rendre compte, qu’il est chacun d’entre nous. Et forts de cette constatation et des dix minutes d’inconfort qu’elle produit, reposer ce texte et retourner à nos vies. Tout ce qu’il faut pour l’oublier. Et à ne pas vous écrire ce type, je vous l’écrit déjà.
Mais puisque je manque de temps et de lignes, c’est ce plaidoyer un peu lourd que je vous livre, sans trop savoir si vous l’aimerez. Je nourris ainsi l’espoir infime de scandaliser certains d’entre nous, une bonne foi pour toutes. D’une certaine façon, si je parviens à convaincre deux lecteurs plutôt qu’en divertir quarante, me voilà petit philosophe plutôt que grand clown.
Je veux vous dire que nous ne sommes pas tout à fait condamnés. La plupart du temps, notre faiblesse nous oblige, mais nous pouvons pourtant faire mieux que fermer les yeux. Plus que jamais après ces quelques mots, nous pouvons faire le choix d’être joyeusement scandalisés, de répondre avec courage à l’indifférence du monde. Pensez à tous les affronts que vous avez subis et que vous subirez encore. A toutes ces fois où l’on ne vous estime pas à votre juste valeur, où vous voudriez qu’on vous dise qu’il y a eu méprise, qu’on a fait erreur sur la façon de vous traiter. Voyez comme toutes ces déconvenues vous ont durci. Voyez comme elles nous rendent cyniques. Forts de toutes ces désillusions vécues, on se gonfle d’orgueil, on se fabrique une distance, on se rend inaccessible. Nous sommes tous lâches car nous sommes effrayés. Effrayés à l’idée d’être moqués une fois de plus. On a peur d’appeler de cet appel humain, et de n’entendre que le silence. Être joyeusement scandalisé c’est embrasser pleinement cette révolte contre l’indifférence et ce qu’elle a fait de nous. Si elle nous a renversé, piétiné tant et tant de fois, c’est lui dire qu’elle n’ira pas plus loin. C’est refuser ici et maintenant, en pleine conscience, de la perpétuer et de la nourrir.
Je ne vous ferai pas l’affront de vous dire que nous allons tous changer le monde. Nous ne sommes ni uniques, ni irremplaçables, ni inoubliables. Nous allons pour la plupart vivre une vie aisée et confortable, avant de mourir dans une chambre climatisée. Et durant toute notre vie, le torrent d’exactions et d’injustices qui nous entoure se perpétuera. Aussi, être magnifiquement scandalisé, ce n’est pas être de toutes les luttes justes, en permanence et dans une abnégation parfaite. Ce n’est pas nécessairement, travailler à un bien suprême et incontestable. Si je vous faisais un tel portrait du juste scandale, sa nature inaccessible serait une aubaine. Encore une aubaine pour se défiler et abandonner. Ce qui fait le beau scandale, c’est qu’il est tout près. À la portée de tous, car il est en chacun de nous. Être définitivement scandalisé, ce n’est pas croire que l’on peut en finir avec le mal, c’est l’arrêter quand il passe devant nous, c’est le refuser dans chacune des petites brutalités de notre vie.
Ce texte, je l’ai écrit autant pour vous que pour moi. C’est un espoir, un élan sincère. Celui de vous scandaliser tout à fait, de me scandaliser au passage.
Prenez soin de vous et de nous tous,
Lancelot Harel, Early Writer 2022.