« Je ne m’attendais pas à vivre dans le futur, mais putain j’y suis »
(Black Mirror, Hated in the nation)
Charlie Brooker, la tête pensante de Black Mirror
NB : Dans le cadre de sa rubrique « Point de Vue », Le M ouvre ses colonnes aux étudiants d’emlyon. Ils peuvent ainsi exprimer une opinion, une humeur, une conviction, en toute subjectivité, au travers d’articles. Le M propose aux étudiants de les accompagner dans la rédaction en leur apportant de précieux conseils, faisant d’eux de meilleurs rédacteurs. Les propos tenus dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs.
Par Alexandre Fournet,
Black Mirror est devenue ce phénomène mondial qui a même infesté le langage courant des personnes gentiment dépassées par les nouvelles technologies (t’as vu le Apple Vision Pro ? On n’est pas trop dans Black Mirror quand même ??). A l’occasion de la sortie de la dernière saison le 15 juin en France, il serait intéressant de revenir sur ce qui fait la véritable originalité de Black Mirror. C’est que Black Mirror n’est pas une série comme les autres : son format d’anthologie (chaque épisode constitue une unité d’histoire différente du précédent) qui invite à une multiplicité – du moins sur le papier – de propositions différentes tant sur la forme que sur le fond, la rareté de ses épisodes, son écriture toujours plus captivante qui aligne plot-twists et retournements surprenants, ses choix de casting excitants – on se souviendra des performances totalement géniales de John Hamm, Hailey Atwell ou encore Daniel Kalluyya – et surtout cette science-fiction de « proximité » – la temporalité se situe toujours au maximum de quelques années après notre époque – qui permet à la série de proposer des épisodes aux directions artistiques toujours plus ambitieuses, de Nosedive à Fifteen Million Merits en passant par Hang the DJ, pour rappeler les plus impressionnantes.
Mais pourtant, résumer la série à ses caractéristiques formelles immédiates ne peut nous permettre de comprendre en quoi cette série touche les spectateurs de manière bien plus profonde qu’un simple divertissement. La série a déjà réussi un petit exploit, à savoir remettre au centre du débat de la vie de tous les jours la question de ces nouvelles technologies, bien trop peu discutées dans le cadre démocratique alors qu’elles infiltrent pourtant de plus en plus nos vies ; mais il y a plus. Pour reprendre son titre, Black Mirror s’offre comme un miroir nous permettant de jauger nos propres interactions avec les nouvelles technologies, son thème phare. La série vient ainsi nous proposer des récits venant percuter nos représentations du monde, les complexifiant en nous proposant d’autres choix, d’autres personnages et d’autres situations concrètes rendant par là notre vision des nouvelles technologies plus compliquée et difficile à démêler. Car quiconque a visionné la série ne sera pas dupe de la charge critique des nouvelles technologies portée par Charlie Brooker (qui en est le showrunner), et, pour autant, n’en sortira pas simplement avec le jugement simpliste suivant : « les nouvelles technologies, c’est quand même vachement nul ».
En réalité, si nous ressortons du visionnage de ces épisodes avec un nouveau degré de complexité, c’est en raison du caractère du discours porté sur les nouvelles technologies, qui prend ici la forme d’une fiction. Et la fiction est toujours plus compliquée à appréhender qu’une tribune médiatique ou qu’un discours politique : la fiction va dans tous les sens. Selon moi, la bonne fiction, bien écrite, nous confronte à des situations et s’échine, avant de chercher à faire passer son message coûte que coûte, à respecter ses propres situations. D’où le fait qu’il sera possible de trouver, dans Black Mirror, des situations où les nouvelles technologies pourraient paraître uniquement négatives – on pense au robot tueur de Metalhead – mais également des situations où les personnages, en plus de s’y accommoder, peuvent trouver un véritable plaisir à ces nouvelles technologies. Sans prendre l’exemple extrême du médecin fou de Black Museum qui, grâce à son casque neuro-connecté à son corps, prend un plaisir orgasmique en éprouvant la douleur de ses patients (avant que cela ne se termine en cauchemar), les personnages de Striking Vipers trouvent un nouveau souffle dans leurs vies respectives en assumant leur vie sexuelle virtuelle en plus de leur vie de couple. De même, les personnages de San Junipero trouvent un nouveau souffle dans un univers parallèle digital, teintant l’épisode de relents euthanasistes et autres délires transhumanistes à l’épisode – mais nous aurons l’occasion d’y revenir.
Les rares personnages trouvant un plaisir aux nouvelles technologies (Striking Vipers)
J’admets aisément qu’il ne s’agit bien sûr pas de la majorité des épisodes ; disons simplement que, dans les faits, Black Mirror ne s’oblige jamais vraiment à délivrer un message, ni même une vision morale du monde. Et, même quand elle le fait – car il faut dire que Charlie Brooker a une vision claire de ces nouvelles technologies –, la manière dont est construit son récit permet toujours aux spectateurs de se demander quelles auraient été leurs réactions dans telle ou telle situation ; c’est la situation qui compte avant. C’est pourquoi je tâcherai d’expliquer, tout au long de cette série d’articles autour de Black Mirror, en quoi cette série nous montre avec brio comment la fiction peut (et peut-être doit) toujours être subversive, dans ses meilleurs moments. J’emploie à dessin le mot subversif et non simplement original, car subversif marque le renversement de valeurs morales ou institutionnelles ; et, selon moi, écrire de bonnes situations et de bons personnages, nous permettant de nous interroger sur nous-mêmes, peut parfois être plus fort que la morale. Je veux prendre deux exemples dans l’histoire de l’art qui m’ont toujours amusé : si Goethe avait su qu’il y aurait une vague de suicides qui adviendrait après la publication des Souffrances du jeune Werther ou si Ingmar Bergman avait prévu la vague de divorces qui arriverait après la sortie Scènes de la vie conjugales, auraient-ils quand même écrit ou réalisé leurs œuvres ? A quel point une œuvre d’art est-elle censée délivrer un message moral au monde ou à une société déterminée ? Sans rentrer dans le détail de l’histoire, il faut dire que la vision d’un art moral a souvent été défendue par le passé. Et nous pouvons nous demander, en sachant que la science-fiction a pu être un réservoir d’idées pour que la Capital continue à inonder le marché d’objets technologies toujours plus avancés, toujours plus intrusifs dans notre vie privée et toujours plus inutiles, si Black Mirror ne participe pas à cette digitalisation et technologisation du monde – auquel cas elle joue, malgré elle, contre son camp. Sachant cela, la fiction a un effet immoral pour tout détracteur de ces nouvelles technologies ; et pourtant, il ne me viendrait pas à l’idée de vouloir ni la censurer ni en restreindre la diffusion, tant la moralité d’une fiction est avant tout, selon moi, de bien plus se soucier d’écrire des situations et personnages réussis que de chercher à étouffer tous les aspects que nous pouvons trouver immoraux dans celle-ci.
Nous essayerons donc ici de déceler les moments de subversivité de Black Mirror dans quelques axes qui m’ont paru intéressants. Au-delà d’une simple critique des nouvelles technologies, nous creuserons dans les couloirs tordus et compliqués de la méthode Black Mirror, qui n’est pas aussi rectiligne et frontale dans son approche des nouvelles technologies qu’elle n’y paraît. Je commencerai d’abord par analyser deux axes formels sur l’écriture Black Mirror, qui nous feront toucher du doigt la manière avec laquelle la série nous fait faire face à nous-mêmes, avec deux approches radicalement opposées – d’un côté la stratégie du choc, de l’autre les couloirs de l’intime – pour subvertir notre vision morale du monde. Puis, j’analyserai deux axes thématiques intéressants, montrant que la charge de la nouvelle technologie est bien plus nuancée qu’il n’y paraît et moins frontale que l’on pourrait croire ; il y a, dans ces deux axes thématiques que vous découvrirez, des coefficients de subversion auxquels vous ne vous attendez sans doute pas. Après une conclusion sur cet aspect de Black Mirror et une analyse du déclin de subversion de Black Mirror avec les années au profit d’une approche plus « fun », j’analyserai la dernière saison en date, qui signe une déception majeure pour les amateurs de Black Mirror de la première heure.
Euh est-ce qu’on est dans Black Mirror, ou quoi ?
N.B : il est notable que je me sois concentré sur les aspects qui m’ont paru les plus intéressants de Black Mirror. De nombreux épisodes seront ainsi passés sous silence, m’étant concentré sur ceux qui étaient les plus susceptibles d’explorer ma thèse ; mais il va de soi que des analyses plus poussées sur certains d’être eux permettraient peut-être d’être encore plus justes et précis dans la réponse à cette thèse. Je prie donc mon lecteur de m’excuser pour une analyse qui ne manquera pas, à certains instants, de rester lacunaire.