Par Alexandre Fournet
Au moment de dresser le bilan de l’année 2024 pour le cinéma français, on ne peut qu’applaudir son énergie et sa créativité renouvelées. Première en Europe et seule région du globe à voir sa fréquentation en salles progresser, la France a su offrir au public des œuvres aussi variées qu’inspirantes. A l’heure du bilan, il y aurait en effet de quoi se réjouir ; la fréquentation des salles de cinéma françaises est la seule à être en hausse quand on la compare avec le reste du monde, les films cartonnant au box-office français sont littéralement des films français ayant redonné un nouveau souffle pour la production française (L’Amour ouf, Un p’tit truc en plus et Le Comte de Monte-Cristo, s’exportant déjà à l’étranger.
Ces grands succès ne doivent cependant pas occulter toute la richesse de notre paysage cinématographique. J’ai donc eu envie de mettre en lumière cinq productions françaises plus méconnues, passées sous les radars pour le grand public. C’est également une cartographie, car certains de ces films mettent en lumière des territoires peu filmés dans le cinéma français.
1. Vingt dieux, de Louise Courvoisier
– 750 000 entrées (film tourné dans l’Ain, région Auvergne Rhône-Alpes, mais situant son action dans le Jura).
Le succès inattendu de ce film « made in Jura » a-t-il à voir avec le pittoresque irrésistible d’une région et de tout le localisme que cela implique (accent en première position) trop peu filmés par le cinéma français ? Évidemment. On y suit le quotidien de Totone, un jeune fêtard et indolent de 18 ans, qui doit subvenir aux besoins de sa petite sœur suite à un drame familial, notamment via la participation à un concours du meilleur comté de la région…
S’inscrivant dans une tradition française consistant à faire jouer des acteurs non professionnels à l’écran, Louise Courvoisier filme Clément Faveau et Maïwène Barthelemy avec un naturel confondant.

Point de faux pathos ici, le film approche avec la sérénité propre à celle qui a vécu dans cette région le quotidien de ces jeunes, entre bals de villages et quotidien assez éreintant, parfois solitaire, dans les fermes familiales. Ce sont les acteurs qui font voler le film vers une fraîcheur bienvenue, et on remercie cette tradition française, entre Bruno Dumont et Abdellatif Kechiche, de savoir mettre en lumière les talents bruts comme aucun autre pays ne le fait…
2. Miséricorde, d’Alain Guiraudie
– 210 000 entrées (film tourné dans l’Aveyron, région Occitanie).
Un village français désœuvré. Des champignons poussant sur les restes d’un cadavre encore fumant. L’érection d’un prêtre. Le ballet absurde et grotesque d’un village qui ne cesse de réveiller un homme dans sa chambre. Une quinquagénaire troublante d’un désir retenu…
C’est à cet univers que le Miséricorde d’Alain Guiraudie nous convie, entre douceur et violence, humour et morbidité, mais toujours dans un calme olympien, assourdissant de questionnements, autour d’un meurtre qui va perturber la routine d’un village.
Ne vous fiez pas à l’apparence « franchouillarde » de ce film ; certes, le film assume là-aussi son ancrage dans le paisible Aveyron mais pour créer un trouble sans pareil dans le cinéma français. Deux scènes de confrontation entre le prêtre et le nouveau venu sont d’ores et déjà cultes, par leur intensité et leur écriture vertigineuse, invitant à nous demander réellement ce qu’on entend dans le mot miséricorde…

3. A son image, de Thierry de Peretti
– 110 000 entrées (film tourné en Corse).
Le plus beau titre de cette sélection se trouve ici. Traitant de la place de la jeunesse dans le nationalisme corse de la fin du XXème siècle, à son image pose d’emblée la question du sujet et de l’objet du récit.
On y suit la jeune Antonia qui s’est éprise d’un jeune garçon engagé dans le FLNC, le Front de Libération National Corse, dans les années 1970-1980.
Une douceur, gorgée par le soleil si particulier de la Corse, enveloppe ce récit pourtant parsemé par la mort, bien réelle, de nombreux militants au cours de leur histoire.
Antonia est un relai pour le réalisateur pour s’approcher avec pudeur de ces jeunes, convaincus par leurs idées, se mettant en scène dans des meetings cagoulés, et enflammés pour défendre leur propre terre – car Antonia est souvent engagée pour les prendre en photo, d’autant plus qu’il s’agit souvent de ses amis.
La fin sera funeste, mais il restera de ce film des instants capturés, avec la précision et la belle idée d’insérer de véritables photographies, en se rapprochant d’un rapport documentaire à cette période si douloureuse pour la petite île.
Et, s’il fallait le préciser, l’interprète d’Antonia est magnifique de romantisme brut – vibrante Clara Maria-Laredo.

4. C’est pas moi, de Léos Carax
– 21 000 entrées (film tourné dans le cerveau malade de Léos Carax).
C’est pas moi est un ovni dans le paysage audiovisuel français – et c’est pour cela qu’il doit être chéri. De cette interjection initiale de l’enfant qui aurait cassé le vase de maman et se défendant alors que toutes les preuves l’accablent, Léos Carax est nonobstant de tous les plans.
Presque jamais physiquement, sauf subrepticement, mais infusant via tous les pores de ce moyen-métrage de 42 minutes, via sa fille, via les films qu’il a faits, ceux qu’il a aimés. Via sa voix. Ou son silence. Dans cet exercice de style godardien, procédant par collages, rapports, parallèles et correspondances, on ne sera pas forcément toujours intéressé par les considérations politiques peu passionnantes de Léos Carax, mais on lui préférera des moments de suspension vertigineux, s’approchant du caractère divin du cinéma, avec ce plan séquence tiré d’un film, dont il a l’impression, nous dit-il via des sous-titres, qu’il a été fait par Dieu lui-même…
Sans jamais se prendre au sérieux, et avec une ironie mordante d’abord tournée sur lui-même, un grand réalisateur français nous livre peut-être l’un des plus beaux hommages au cinéma français de la décennie, genre dans lequel le récent Spectateurs ! d’Arnaud Desplechin s’inscrit avec un autre style de grâce.

5. Napoléon vu par Abel Gance, d’Abel Gance
– 11 000 entrées (film tourné à Ajaccio, à Versailles, dans les Alpes du Sud, dans le Var, à Brienne en Bourgogne Franche-Comté, à Sceaux et dans les studios de Boulogne-Billancourt en Ile-de-France).
La ressortie de ce film, restauré pendant plus d’une décennie par Georges Mourier et justifiant sa place dans ce top, au vu des efforts démesurés par les artistes de notre époque pour le ramener à la vie, est peut-être le plus bel événement de l’année cinématographique française (voire du monde) de 2024.
Un projet hors-normes, au nombre de figurants colossal et aux moyens astronomiques pour l’époque, qui n’aura pas pu aller au bout – il était prévu de continuer la vie de l’Empereur après la campagne d’Italie…

Nous aurons eu au moins, pour nous consoler, la possibilité de contempler et apprécier cet été 2024 une œuvre française unique dans le paysage du cinéma français.