J’observe le ciel par ma fenêtre. Le spectacle de la nuit m’effraye, car je n’y vois aucune architecture, mais plutôt un tas de brisures de verre dispersées dans un bitume noir. Ma vie ressemble à cet amoncellement informe et épars, au noir profond qui suit la disparition d’un feu d’artifice ; plus rien n’a de raison d’exister. Pour la première fois, j’ai mal. Un coup de poing dans le ventre, le souffle coupé, le cœur tout cabossé, l’estomac complètement retourné. Une douleur physique insoutenable.
J’aurais pu ne rien dire, comme à mon habitude, et taire ce qui s’étendait en moi. Aucun signe ne m’a donné de raison de m’étaler ou de rendre visibles les couleurs logées dans mon cœur. Pourtant, je n’ai pas réussi à contenir le bourdonnement qui, au fond de ma poitrine, prenait de plus en plus de place. Je ne sais pas ce que seraient devenues ces couleurs si je ne les avais pas rendues visibles. Soit elles seraient devenues ternes et se seraient délavées jusqu’à disparaître, soit elles seraient devenues de plus en plus intenses jusqu’à me faire imploser. Pourtant, j’ai pensé cette fois-ci que je n’aurais pas besoin de me cacher, que je pouvais me sentir en sécurité. Longtemps, j’ai eu tendance à étouffer mes propres sentiments parce que j’étais effrayé par la violence avec laquelle, au plus profond de moi, je désirais les choses, les personnes, le bonheur. J’ai pensé que ce serait différent cette fois-ci, que je pourrais me livrer sans crainte. Je me suis trompé, j’ai été naïf. Moi aussi, je voulais être capable de m’abandonner à de véritables sentiments ; je voulais me laisser entraîner au-delà de mes limites. J’en avais assez de demeurer en retrait, en attente. Je voulais m’emparer des choses, sans crainte des railleries, du mépris, des crachats et des coups. Je me suis trompé, j’ai été naïf.
Et c’est d’autant plus difficile que je le vois heureux avec cette fille, main dans la main, s’embrassant à la sortie des cours comme dans les films. Ils se tiennent serrés l’un contre l’autre, avec une complicité qui me donne envie de pleurer. Je pensais pourtant que je n’avais pas à m’inquiéter et que ce serait notre secret d’amoureux. À présent, je sais à quoi m’en tenir.
Nous nous étions embrassés sous la douche des vestiaires, à la fin du match de fin d’année de rugby. Nous avions passé du temps ensemble hors des entraînements, il avait été rassurant et gentil à mon égard, et je ne voyais plus le temps passer avec lui. Je l’avais rejoint alors qu’il était sous la douche, il ne s’y était pas opposé, c’était lui qui m’avait embrassé le premier, je lui avais rendu ses baisers. Et puis quelqu’un était entré alors que nous pensions être seuls. On nous avait vus, alors il avait commencé à me repousser, à gémir, puis à crier qu’il ne comprenait pas ce que je faisais nu à côté de lui, m’avait poussé hors de la douche. J’ai été trop abasourdi pour réagir. Je n’ai rien dit, je me suis séché et rhabillé à toute vitesse et j’ai quitté les vestiaires sans un mot.
Le lendemain, tout le monde a su ce qui s’était passé. On m’a pointé du doigt, non pas tant parce que j’aurais apparemment fait irruption dans sa douche sans son consentement, mais parce que ça a été le malheur d’être lui, ce garçon. J’avais jusque-là eu toutes les armes pour cacher cet essaim de sentiments qui bourdonnait au fond de moi : grand, sportif, pas féminin pour un sou. À présent, je suis le centre des conversations, le centre des consternations, au cœur des blâmes. Plus que de l’indignation, je lis sur les visages le plaisir d’avoir découvert que je n’étais pas celui que je prétendais être. Mes copains du rugby ne m’adressent plus la parole et j’entends les murmures s’élever lorsque je traverse les couloirs. Ce que je ressens maintenant que la douleur s’est emparée de moi, mais qu’elle ne m’empêche plus de sortir ou de parler, c’est une sensation d’impuissance et d’absurdité totales. Je déteste l’image que se font les autres de moi, je hais ce reflet déformé qui leur apparaît et sur lequel je n’ai aucune prise. J’aurais aimé être un autre, mais je suis moi ; je ne suis que moi.
Camille Des Rochettes, Early Writer 2022.