Dans le cadre de sa rubrique « Point de Vue », Le M ouvre ses colonnes aux étudiants d’emlyon. Ils peuvent ainsi exprimer une opinion, une humeur, une conviction, en toute subjectivité, au travers d’articles. Le M propose aux étudiants de les accompagner dans la rédaction en leur apportant des conseils précieux, faisant d’eux de meilleurs rédacteurs. Les propos tenus dans cette rubrique n’engagent que leurs auteurs.
Par Grégoire Masson,
Cher Alexandre,
J’ai lu attentivement ta Tribune comme je lis la majorité de celles publiées par Le M. Je prends souvent plaisir, avec un certain étonnement, à constater que la conscience politique des étudiants de l’EM hors du collectif Olympe existe timidement. La tienne m’a aujourd’hui interloqué, et si j’ai été en accord avec un certain nombre de points que tu exposes, j’ai souhaité répondre à un certain nombre d’autres points qui m’ont laissé profondément perplexe.
« Ce texte n’a pas vocation à être militant » nous dis-tu. Pas de chance, il l’est. Si je partage volontiers certains points de ton analyse concernant notre situation politique actuelle et la crise de représentativité que notre pays traverse, tu me sembles néanmoins aller assez vite en besogne sur quelques points fondamentaux.
D’abord, ta vision de l’enseignement de l’Histoire du XXe siècle sous le prisme d’une incitation insidieuse, paternelle, et « rassurante » à voter au centre, à l’« extrême-centre » pour reprendre tes mots -si tant est que ceux-ci aient un sens- me paraît pour le moins glissante, sinon loufoque. C’est une opinion plutôt originale que de considérer l’enseignement de la Shoah et du nazisme comme une volonté politique. Lorsqu’en 100 ans l’humanité connaît deux guerres mondiales au bilan conjoint de 90 millions de morts, 3 génocides de masses, sans compter les massacres de l’Holodomor, du Grand Bond en Avant, de Nankin… Il me semble que l’on peut tout de même accorder à cette centaine d’années quelques lignes dans nos livres d’Histoire, sans s’étonner que notre libre arbitre nous guide par la suite au plus loin des idéologies qui nous ont conduit à ces funestes événements.
Ensuite, ton portrait d’un Emmanuel Macron en hacker du suffrage universel prête à sourire, mais seulement à moitié. A moitié, parce que, c’est vrai, 13.5 millions de français se sont abstenus. A moitié, parce qu’en effet, le ressentiment à son égard est fort, très fort, et pourtant c’est lui que notre système démocratique (et donc dans un sens les Français, navré de te décevoir) a choisi pour assurer la plus haute fonction de l’Etat, et représenter notre pays ainsi que nos concitoyens. Mais à moitié tout de même, parce que, lorsqu’on doute de la netteté de la victoire que confère un avantage de « quelques millions de voix » sur Madame le Pen, c’est assez cocasse. Quelques millions, vois-tu, c’est plutôt pas mal. Pour te donner un exemple à titre de comparaison (auquel je gage, à la lecture de tes lignes, tu ne seras pas insensible), un million de voix, c’est la moitié des voix recueillies par Monsieur Zemmour au soir du 1er tour. Un million, c’est en somme la moitié de « bien trop peu pour espérer jouer une finale de French Democracy Simulator 2022 ». Passons sur ta critique de la gérontocratie qui entre en contradiction totale avec ta défense de l’abstentionnisme. Parce qu’il y a plus important par la suite, bien plus important, oui.
C’est ici, il me semble, que ta tribune sombre quasi totalement dans la paranoïa. Il est bien curieux et plutôt drôle de faire coïncider un discours sur une absence de pensée généralisée avec une mise en garde face à la « corruption généralisée » qui gangrènerait le pays, et face à une presse acquise au pouvoir. Que ce soit très clair, non, nous ne sommes pas les meilleurs élèves du monde sur ces deux sujets. Néanmoins, il est d’une absurdité innommable d’affirmer que la presse est « en convergence » avec l’exécutif, ou simplement qu’elle n’est pas libre de dire ce que bon lui semble. Au-delà de la liberté avec laquelle des journaux comme Mediapart, Le Figaro, Valeurs Actuelles, Le Monde peuvent critiquer, parfois avec véhémence, les décisions de Monsieur Macron, autant d’ailleurs que celles de ses prédécesseurs, la bonne situation de la presse de notre pays n’est, elle, plus à prouver (contrairement à ton raisonnement faisant de BFMTV un organe ministériel). Reporters Sans Frontières qualifie en effet la situation de la liberté de la presse en France de « plutôt bonne », et la classe 26e parmi 180 pays sur ce point. Et à propos de cette « corruption généralisée », c’est peu ou prou la même chose, en un peu mieux, puisque nous nous plaçons à la 22e place du classement mondial réalisé par Transparency International. Dire qu’il y a encore des choses à améliorer pour la liberté de la presse et pour lutter contre la corruption, bien sûr, tous les jours. Dire que la presse n’est au fond qu’un suppôt du pouvoir dans un pays corrompu jusqu’à l’os, c’est d’une bêtise absolument affolante, qui semble au mieux tenir du faux pas intellectuel, et au pire démontrer que tu es le premier concerné par l’absence de pensée généralisée que tu dépeins.
Je ne vais pas trop m’attarder sur le reproche que tu fais au traitement d’Emmanuel Macron en tant que Président durant la campagne. Je dirais simplement que je suis parmi les premiers à lui reprocher sa non-campagne présidentielle, qui l’a forcé à bricoler un projet national au moment des législatives, ce qu’il a payé très cher d’ailleurs. Néanmoins c’est véritablement en tant que Président que Macron a géré la crise Ukrainienne, parce qu’il ne pouvait pas en être autrement. Dire que cette action diplomatique en tant que Président a eu des retombées positives sur lui en tant que Candidat, c’est vrai, mais après tout cela fait, il me semble, partie intégrante de son bilan à la tête de l’Etat. Je préfère ici appuyer sur le point d’accord que nous trouvons au sujet de la crise de représentativité. J’ai trouvé ta description de celle-ci très fidèle à la réalité en ce qui concerne un certain « fatalisme » français, puisqu’effectivement les français sont parmi les moins optimistes concernant leur avenir politique de tous les peuples de la planète. Et quoi de meilleur exemple en effet que la réélection sans enthousiasme d’Emmanuel Macron pour que ce pessimisme se transforme en fatalisme. Petit bémol cependant sur « l’enthousiasme bien plus prégnant pour d’autres candidats » ; je pense savoir ici à qui tu fais référence, mais gardons à l’esprit que 5 personnes qui crient pèsent moins lourd en démocratie que mille personnes muettes. Effectivement c’est, comme tu l’as dit, le peuple qui est souverain en dernière instance, mais le problème réside aujourd’hui -à mon avis- davantage dans le fait que le peuple ne soit plus vraiment cette entité une et indivisible, soudée par une matrice culturelle commune, que dans le fait qu’il ne soit pas écouté par ses représentants, même s’il y a sans doute un peu de ça aussi. Toi qui sembles adepte de Jérôme Fourquet, sans doute seras-tu en accord avec ce dernier point.
Sur la gouvernance, maintenant. Premier point très juste, nous assistons à l’apogée d’une gestion technocratique du pouvoir et de la décision nationale. Mais par définition, si nous en sommes à l’apogée, c’est que le phénomène n’est pas nouveau. Et même si nous faisons partie des champions en la matière, la bureau-technocratie est désormais le lot d’à peu près toutes les grandes démocraties occidentales. C’est que, vois-tu, si l’on ne peut administrer un pays comme une entreprise (et encore moins comme une start-up, cela va de soi), il serait vraiment naïf de penser qu’une politique telle que les grecs nous l’ont enseigné ait encore quelque espace d’existence que ce soit aujourd’hui. C’est que nous devons faire tourner une machine d’un demi-million de kilomètres carrés (sans compter nos outre-mer évidemment), qui nourrit, loge, soigne, protège et instruit 68 millions d’habitants. Dès lors, même si la critique des « technocrates » qui la font tourner connaît un certain succès, je ne peux que constater la facilité et la naïveté dont elle découle. Je tiens à te rassurer, même si j’ai réalisé un parcours purement classique aux yeux de l’élite française (Prépa puis École de Commerce), je suis parmi les premiers à constater que la doctrine McNamara n’est pas au-devant des modèles de réussite en termes d’efficacité. De ce point de vue, je pense que l’on peut être fier que notre vie politique permette à tout un chacun, pourvu que son sens et sa volonté politique soient assez développées, de parvenir à monter les échelons de la Cité jusqu’au Parlement. Je pense qu’un des points forts du bilan d’Emmanuel Macron aura d’ailleurs été de faire entrer un nombre record de personnes issues de la société civile à l’Assemblée Nationale en 2017, même si, concédons-le, à cette nouveauté n’est pas inféodée un certain patinage de l’Hémicycle ces cinq dernières années. Je passerai sur l’inexistence supposée de projet à long terme de la part d’Emmanuel Macron, qui trouve sans doute un fond de vérité, même après l’annonce de France 2030.
Nous vivons sans aucun doute une période de trouble. Le résultat des législatives, la défiance des Français envers les institutions, la difficulté croissante de tenir des débats d’idées construits et libres sont autant de facteurs qui nous prouvent que nous vivons dans une époque à la recherche de nouveaux repères. Nous tous étudiants de l’EM particulièrement, qui vivons en général bien loin des soucis quotidiens de nos concitoyens, et qui allons porter, c’est vrai, un certain nombre de responsabilités dans la société de demain, sommes pourtant assez anesthésiés et amorphes politiquement parlant. Sans doute est-ce triste, mais c’est un résultat qui provient à la fois de la volonté de chacun et de l’intérêt de l’école à garder la chose publique relativement endormie entre ses murs. C’est pour cette raison que je salue vivement ta Tribune, non seulement parce qu’elle est la preuve que la pensée n’est pas totalement morte dans cette école, mais aussi parce que, justement du fait que tes idées soient discutables, elle ouvre à plus de débat.