Encore aujourd’hui, le paysage entrepreneurial français est dominé par les hommes, et bien que les deux sexes soient à égalité quant au désir d’entreprendre, les femmes tendent à moins passer à l’action, se confrontant à des barrières culturelles et psychologiques persistantes. Pour y faire face, et afin d’inciter les jeunes femmes à se lancer dans l’aventure incroyable de l’entrepreneuriat, Estelle Boitez et Camille Despesse, toutes deux étudiantes en deuxième année du PGE d’emlyon, ont décidé de créer l’association “Lead’her”, une initiative engagée et inspirante.
Interview menée par William Andrivon, secrétaire de rédaction du M
William : L’entrepreneuriat féminin va-t-il si mal que cela en France ?
Estelle : Le but de notre projet n’est pas de dire que rien ne va en France, parce qu’il existe de nombreux organismes, associations, et politiques qui favorisent l’entrepreneuriat, comme le collectif Sista, un réseau qui lutte pour la réduction des inégalités de financement entre les hommes et les femmes. L’objectif est plutôt de montrer que l’on peut encore faire mieux, en commençant la sensibilisation à l’entrepreneuriat plus tôt, avec des pédagogies innovantes et inclusives, qui donnent confiance aux étudiantes, et qui les poussent à passer à l’action.
W : Sur votre compte Linkedin, vous parlez souvent de barrières auxquelles les femmes font face pour entreprendre, quelles sont-elles ?
E : Les barrières auxquelles les femmes font aujourd’hui face ne sont plus un secret pour personne, et sont très bien documentées. Je peux citer par exemple des barrières psychologiques, comme le manque de confiance en soi, en ses idées, en son projet, ou encore le syndrome de l’imposteur, qui est le fait de ne pas se sentir légitime, même si on a réussi. Il y a également des barrières financières, par exemple le fait que sur une même somme demandée, les femmes lèvent moins de fonds que les hommes. Pourtant, des études montrent que financer une entreprise détenue par une femme serait plus rentable que financer une entreprise détenue par un homme, les femmes préférant la mesure, la stabilité, et la sécurité de leurs salariés. Une des barrières importantes réside également dans le “mythe de l’entrepreneur”, c’est-à-dire dans la vision que l’on a tous de l’entrepreneur : un homme dans la force de l’âge, confiant, à l’écoute de toute opportunité, aventurier, charismatique, en costume trois pièces, et autoritaire. Cependant, il faut déconstruire ce mythe car il y a une infinité d’entrepreneurs différents, et cela permettrait aux femmes, mais aussi aux hommes, de s’identifier, et d’oser se lancer. Il faut que chacun aille expérimenter, construire sa propre vision, rencontrer différentes personnes et recueillir différents témoignages, afin de se débarrasser des freins liés à ces clichés.
W : Karen Wouters, professeur de leadership à Antwerp Management School, que vous avez rencontré, nous dit : “Il existe un mythe autour de l’image du leader. Chacun doit trouver sa propre définition, car nous sommes tous inspiré.e.s de façon différente !”. Qu’est-ce qu’un bon leader selon vous ? Est-ce la fin du leader comme on le connaît aujourd’hui ?
E : Selon les études, le leader tel qu’on se l’imagine est mauvais, rend ses collaborateurs et ses équipes malheureuses au travail. Un bon leader serait davantage quelqu’un d’intègre, de modeste, à l’écoute des autres, et bienveillant. Bien-sûr, chacun a sa propre vision du leader, et cela pourrait faire l’objet d’un débat, mais le leadership tel qu’on le connaît aujourd’hui est remis en question, car les salariés ne sont pas heureux professionnellement, souvent déprimés, et en burn-out. C’est donc peut-être la fin de ce leadership néfaste, ce qui est pour moi une très bonne chose, pour les salariés, mais aussi pour les entreprises.
Camille : Je suis d’accord avec Estelle, il n’y a pas et ne doit pas y avoir une seule manière de diriger une équipe, ou une entreprise. Je rajouterai même que cela s’applique à l’entrepreneuriat, il n’y a pas qu’une seule manière d’entreprendre, ni qu’un seul entrepreneur type. Chaque individu est différent et agira selon sa personnalité, ses goûts, son identité, et ses propres valeurs.
W : Vous avez rencontré beaucoup de femmes lors de votre aventure, qu’elle a été celle qui vous a le plus inspiré, et pourquoi ?
C : La femme qui m’a le plus inspiré est Murielle Pringez, présidente d’Accofor, mais aussi notre marraine, qui nous accompagné durant tout le projet. C’est une femme qui ose constamment, et qui affirme ses idées, même si elles sont différentes. C’est une sérial-entrepreneuse qui a créé cinq entreprises, et qui est tout de même parvenue à avoir une vie de famille. C’est un vrai exemple, et j’aimerai beaucoup devenir comme elle plus tard. Elle nous a également beaucoup aidé, et nous a introduit à son réseau, sans rien attendre en retour.
E : Nous avons rencontré des femmes, mais aussi beaucoup d’hommes lors de notre aventure, et la personne qui m’a le plus inspiré en est un. Olivier Germain est professeur d’entrepreneuriat à l’UQAM, au Canada, et a beaucoup étudié la question du genre lorsqu’il s’agit d’entreprendre. Dans ses cours, il s’applique à déconstruire avec ses étudiants et étudiantes les barrières autour de l’entrepreneuriat féminin, à l’aide d’exercices pratiques, de petites histoires, ou de films sur le sujet. Notre rencontre m’a profondément marqué et m’a permis une grande réflexion.
W : Est-ce que le fait de rencontrer des femmes inspirantes vous a donné envie d’entreprendre, donné plus de confiance en vous et en l’avenir ?
Camille : Je voulais déjà entreprendre avant ce projet, mais c’est sûr que rencontrer ces femmes m’a poussé à me lancer et à passer à l’action. Je me suis inscrite dans un programme aux Etats-Unis pour développer mon idée et j’ai été prise. Avant, j’avais juste l’envie d’entreprendre. Aujourd’hui, j’ai l’envie, mais en plus, j’ose. C’est ce message que l’on veut faire passer avec Lead’her : il faut se lancer et prendre des risques, car à la fin, on est largement récompensés.
E : Même si j’ai toujours été intéressée par l’entrepreneuriat, et que cela a toujours été un rêve d’avoir ma propre entreprise, je n’avais jamais mis les pieds dedans, et je n’avais jamais vu concrètement ce que c’était. En rencontrant autant de femmes et d’hommes inspirants, cela m’a encore plus donné envie de continuer dans cette voie. J’ai encore du mal à savoir ce que je veux faire précisément comme métier, mais je sais que si je rassemble tous mes centres d’intérêts, mes envies et mes désirs, cela me mènera là où je veux aller.
W : Pensez-vous que le féminisme et la lutte pour l’égalité des sexes en général est un combat féminin ? Trouvez-vous que les hommes pourraient davantage agir, ou est-ce que cela s’améliore ?
E : Le combat pour l’égalité hommes femmes n’est pas un combat uniquement féminin, c’est le combat de tous. Je trouve qu’il y a de plus en plus d’hommes qui prennent conscience des inégalités et du fait qu’elles ne sont pas normales. Cependant, ils véhiculent et font vivre des stéréotypes qui renforcent ces inégalités et l’avancée des femmes dans le monde du travail, souvent inconsciemment. Je suis plutôt optimiste et patiente à ce niveau là, car si on regarde tous les progrès faits depuis le début du féminisme, cela est très encourageant.
W : Vous avez demandé dans une vidéo à des femmes lyonnaises : “c’est quoi être une femme en 2021 ?” Les réponses ont été très intéressantes. Si aujourd’hui je vous pose la même question, que répondriez-vous ?
C : Je n’aurai pas de réponse exacte à donner, car ma réponse serait trop longue, vaste, et complexe. Cette question est intéressante car elle montre en elle-même qu’il existe une vraie division entre les femmes et les hommes. Je pense qu’on ne devrait pas avoir à poser ce genre de questions, mais on doit se les poser pour continuer de montrer que certaines choses ne sont pas normales.
E : C’est une très bonne question (rires), c’est en la posant que j’ai réalisé que cette question était difficile. Pour moi être une femme en 2022, c’est être fière de soi, de ses valeurs, et avoir confiance en soi. Ce n’est pas parce qu’on est une femme qu’on n’est pas capable de faire quelque chose. On ne nous le dit pas directement au cours de notre vie, mais on nous le fait comprendre. Etre une femme, c’est s’imposer, et être charismatique. Si on prend du recul et qu’on se compare aux femmes des années 1960, on a fait beaucoup de progrès, et on peut en être fières.
W : Si vous pouviez changer une seule chose dans la société, ou dans l’éducation, que serait-elle ?
E : Je m’attaquerais au congé paternité, qui est mieux géré dans les pays nordiques. Les hommes devraient pouvoir passer autant de temps avec leurs enfants que leurs femmes, et cela changerait beaucoup de choses en termes de stéréotypes et d’inégalités liés à la maternité/paternité.
C : Je ne pense pas qu’une seule action changerait les choses. Des changements sur la représentation de l’échec à l’école pourraient être un bon début.
W : Si vous aviez quelque chose à dire à toutes les femmes intéressées par l’entrepreneuriat mais qui n’osent pas se lancer, que leur diriez-vous ?
E : Je leur conseillerais tout d’abord d’aller rencontrer, comme nous, des personnes qui travaillent dans des domaines qui les intéressent, qu’ils soient entrepreneurs, salariés, investisseurs, ou professeurs. Cela permettra de les rassurer, de récolter un grande diversité de points de vue, ainsi que des conseils très précieux. Je leur dirais aussi de se lancer, même progressivement, car l’important est d’agir, de passer à l’action. On va toujours plus loin lorsqu’on agit que lorsqu’on ne fait rien, même si on échoue.
C : Je leur dirais la même chose, qu’il faut y aller, se lancer, et qu’au pire, elles sont étudiantes et ont peu à perdre. Je sais que la plus grande peur est de ne pas réussir, mais même en cas d’échec, on ne perd pas totalement, car on apprend énormément. L’apprentissage est la chose les plus enrichissantes dans l’entrepreneuriat, mais aussi dans la vie.