Il y a plus de 150 ans, en 1868 sous une falaise en Dordogne, sont découverts les premiers vestiges d’hommes de Cro-Magnon. Fossiles humains et outils de chasse sont retrouvés dans une sépulture. Tous les ossements sont désignés comme masculins, et pourtant il y a parmi eux un fossile féminin, complètement oublié par les archéologues de l’époque. Pour Claudine Cohen, auteure d’une des rares études sur la femme à l’époque de la Préhistoire, ce cas n’est pas isolé : “la question de la place et du rôle de la femme est restée marginale dans les enquêtes sur la préhistoire”.
Mais qui était donc Lady Sapiens, cette femme qui vivait entre 40 000 et 10 000 ans avant Jésus-Christ, et quel était son rôle dans la société de la Préhistoire ?
Par Emma Tourre et Houssam Nobbigh, rédacteurs pour le M
Longtemps, la femme de la Préhistoire a demeuré aux abonnés absents des livres et des musées d’Histoire. Les seules fois où elle était représentée, on la cantonnait au rôle de femme au foyer, reflet de la place de la femme dans la société du XXème siècle, période à laquelle commencent les premières recherches sur la Préhistoire. Il n’est donc pas surprennant que les hypothèses et interprétations de l’époque aillent dans le sens des codes sociaux que l’on pouvait alors observer, ceux de la femme victorienne dédiée à son foyer, à l’éducation de ses enfants et aux tâches domestiques peu valorisées.
Cette analyse de la société préhistorique a longtemps servi un discours de déterminisme social désignant la femme comme historiquement et biologiquement “inférieure” à l’homme. En réalité, les dynamiques sociales restent encore aujourd’hui un mystère. Les rapports de force et de genre de l’époque ne peuvent faire l’objet que d’hypothèses et de spéculations.
Aujourd’hui, de nombreux historiens construisent leurs hypothèses à partir de travaux ethnographiques et d’observations de sociétés de chasseurs-cueilleurs jugées similaires à celle des Cro-Magnons. Dans celle des Kung San d’Afrique du Sud, les femmes sont loin d’occuper un rôle sédentaire ou passif dans les activités de subsistance. En effet, la chasse du gros gibier, largement assignée aux hommes, ne représente qu’un tiers des apports en nourriture consommée par un camp, tandis que les femmes rapportent les deux tiers des victuailles. Elles marchent entre trois et vingt kilomètres par jour afin de mener à bien leurs activités de cueillette, transportant quotidiennement plusieurs kilos de noix, de baies, ou de fruits en tout genre. Dès lors, nous pouvons questionner le fonctionnement des sociétés de chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire, pouvant s’établir sur un modèle de fonctionnement similaire à celui des Kung San d’Afrique du Sud.
Entre 40 000 et 10 000 ans avant J-C, les femmes avaient au maximum quatre à six enfants et une espérance de vie de 35 ans. En analysant les fossiles retrouvés, les archéologues ont estimé qu’elles étaient dotées d’une force physique remarquable, ce qui leur permettait, notamment, d’accoucher debout ! De plus, celles-ci étaient chargées de nombreuses tâches telles que la cueillette, la chasse du petit gibier ou encore le rabattage du gros gibier. Ces tâches, longtemps sous-estimées par les historiens, représentent en réalité énormément de déplacements journaliers. La femme de la Préhistoire était alors bien plus active et mobile que ce qu’on laissait croire il y a de ça 70 ans. Nous sommes loin du fantasme de la femme attendant paisiblement que l’homme ne rentre de la chasse, chargé du lourd gibier qu’il venait d’amasser.
Entre autres, ces femmes ont participé activement à l’invention de l’art mais aussi à la construction de symboles, longtemps considérés comme œuvre unique des hommes. Désormais, grâce à l’étude des structures osseuses des mains des hommes et des femmes de la Préhistoire, nous pouvons observer, avec certitude, des traces de mains féminines participant à l’ouvrage. Ainsi, les représentations sensuelles et sexuelles du corps de la femme à travers les statuettes et les peintures retrouvées dans les différentes grottes du paléolithique ne sont pas seulement l’oeuvre des hommes !
A l’instar de son activité artistique, Lady Sapiens confectionnait également toutes sortes d’armes et d’objets (arcs, pierres taillées, flèches, etc.). Certains historiens estiment même que la fabrication d’objets en fibre végétale par les femmes de l’époque fut indispensable au développement de la civilisation et de la sédentarisation. D’autres attribuent aux femmes l’invention de la médecine et de l’agriculture. En effet, grâce à leur activité de cueillette, elles étaient les plus à même d’observer les plantes et les sols, de tester leurs propriétés médicinales ainsi que d’expérimenter la germination et les semailles.
Toutes ces hypothèses sont cependant à appréhender avec prudence et réserve. Peu de traces matérielles peuvent affirmer ou infirmer de telles théories. Ce déficit de preuves rend toute interprétation sociologique difficile. Il est toutefois capital de sortir les femmes de la Préhistoire de l’invisibilité archéologique et historique dans laquelle elles ont longtemps été plongées. Car, penser la place de la femme dans la Préhistoire, c’est aussi remettre en question l’articulation du biologique et du social dans la construction des rôles sociaux et des hiérarchies.