Par Clément Bernard
On nous parle souvent de transformation digitale et d’automatisation des processus. Néanmoins, pour maîtriser ces concepts et en comprendre les enjeux, il faut revenir aux bases de ce processus initié dans les années 1990 avec l’essor de l’informatique. Pour clarifier le sujet, Pedro Abrantes, professeur à l’université de Versailles en management des sujets innovants ou disruptifs liés au digital, vous propose de revenir sur les fondamentaux de la transformation digitale.
En premier lieu, pourquoi l’informatique ?
L’informatique a été inventée pour faire face à la nécessité de l’augmentation de la vitesse d’exécution mais aussi du volume de transactions. Une bonne partie de l’économie est basée sur le lien entre le temps et la distance. Plus un bien est long à produire, plus il sera cher. L’informatique permet en particulier de réduire drastiquement le temps passé sur des tâches administratives. Il faut en moyenne entre 4 et 30 minutes de travail humain standard pour éditer une facture manuellement ce qui revient à un coût compris entre 2€ et 19€ suivant la spécificité de la facture. Depuis la digitalisation de ces processus, en 1992, vous pouvez émettre 300 pages à la minute en moyenne ou, en d’autres termes, facturer 2 millions de clients en deux jours, traitement des cas particuliers inclus. Depuis 2008, vous avez même légalement le droit de les signer et de les envoyer électroniquement. Il faut savoir que toutes les opérations humaines sont comptabilisables en seconde et finalement en euros.
Mais attention, optimiser à outrance peut présenter également des risques qu’il faut prendre en considération. Il faut se poser les bonnes questions lorsqu’on souhaite digitaliser des procédés.
Avec l’informatique, tout est possible car les barrières physiques sont abolies, ce qui ouvre des champs de possibilités illimitées pour les commerçants. Néanmoins, digitaliser son activité ne fonctionne pas toujours et peut même être contre-productif. Prenons l’exemple très terre à terre de Groupon qui a apporté 10 fois plus de clients à un boulanger qu’il ne pouvait en assumer. Certes, la digitalisation a permis au boulanger d’obtenir plus de clients, mais cela lui était finalement inutile car il ne pouvait pas répondre à la demande.
Dans quelles mesures peut-on digitaliser notre activité ?
Pour que la réponse apportée par la digitalisation soit efficace, il faut qu’elle réponde à l’une de ces questions :
- Puis-je contourner mon problème plutôt que l’affronter de face ?
- Ma réponse fait-elle augmenter la productivité ?
- Ma réponse permet-elle de réduire les coûts ?
- Ou les deux, peut-être ?
- Apporte-t-elle plus de problèmes qu’elle n’en résout ?
Digitaliser doit se comprendre comme « je donne plus de temps aux humains pour réaliser des tâches à plus grande valeur ajoutée qui ne sont pas encore automatisables à cause de leur complexité. »
Pour donner des exemples, je vais vous expliquer certains projets dans lesquels j’ai été impliqué.
En 2008 pour le compte du Conseil Régional d’Aquitaine, j’ai été contacté afin de réorganiser le système de traitement des demandes de bourse pour les étudiants infirmiers. La Région donne des bourses pour financer ces formations. Dans le passé, 5000 dossiers arrivaient à la fin de l’été, et surtout en septembre et octobre, date de début de la formation. Or, pour traiter tous ces dossiers en si peu de temps, le Conseil Régional devait embaucher temporairement deux personnes supplémentaires de septembre à novembre. Cela posait un problème car les étudiants devaient attendre deux mois pour savoir s’ils allaient avoir ou non leur bourse, et cette bourse était refusée dans 90% des cas. Pour solutionner ce problème, nous avons placé un simulateur avant le dépôt de dossier. En fonction des données fournies, l’étudiant sait désormais s’il va bénéficier d’une bourse ou non. Il peut ensuite déposer, à sa convenance, son dossier. Ce dernier est alors transmis automatiquement au Conseil Régional qui bénéficie de toutes les informations via le simulateur. Dorénavant, la région ne reçoit plus que 500 dossiers par an, mais ils sont tous validés avec les équipes internes, ce qui n’était pas du tout le cas auparavant.
De la même manière, en 2010, j’ai été amené à intervenir auprès des Mutuelles du Mans afin de répondre à la problématique du coût très élevé des automobiles sinistrées. Le coût des pièces et de la main d’œuvre étaient devenus prohibitifs. Il fallait donc agir. Les mutuelles ont compris qu’elles devaient réduire le temps d’immobilisation des véhicules au garage pour réduire la durée du prêt d’une voiture de location, obtenir des conditions d’achat de pièces plus intéressantes, et réduire le taux d’erreur [ou de fraude] sur les devis par l’analyse des devis passés. Nous avons alors mis au point un logiciel qui, suivant les sinistres déclarés par le garagiste, va commander automatiquement les pièces nécessaires à la réparation des véhicules au meilleur prix et au meilleur délai. Ainsi dans ce dossier, grâce à la mise en place de ce logiciel dans les garages, il a été possible de réduire le temps d’analyse et de validation des dégâts/réparations par les experts, de commander les pièces et de les recevoir dès le lendemain à 8h, sans en oublier et avec des prix négociés très inférieurs au marché du fait du volume, et enfin de s’assurer de la fiabilité des réparations ainsi que de la restitution rapide du véhicule au meilleur prix pour l’assureur, et de la satisfaction générale des clients sinistrés. A ce stade, on ne parlait pas encore de Deep Learning, mais c’était déjà les premières étapes pour mettre en place un outil qui apprend du passé pour améliorer le futur. D’ailleurs, il a été complété plus tard par une solution d’analyse des devis chez les experts qui réduit les erreurs en utilisant un moteur de règles.
Néanmoins, il faut bien choisir la façon dont on se digitalise car cela peut se traduire par une perte de valeur de notre service. Free par exemple, en digitalisant son service client a fait une croix sur la qualité de son service après-vente pour proposer des prix qui défiaient toute concurrence. Il y a donc des enjeux clients derrière la transformation digitale. Il faut être sûr que cette transformation amène non seulement de l’argent mais aussi qu’elle maintienne un service identique, voire meilleur, au client.
Pourquoi tout le monde ne fait-il pas sa transformation digitale ? Avons-nous assez d’argent pour le faire ?
Plus prosaïquement, avons-nous les fonds nécessaires pour faire les investissements indispensables – digitaux mais pas seulement, cela peut être une modernisation de l’outil de production – pour atteindre les résultats promis par la digitalisation ? C’est loin d’être évident et cela ne va pas de soi, contrairement à ce que disent beaucoup de consultants.
Néanmoins, les freins ne sont pas que financiers. Ils sont aussi inhérents à la structure interne de l’entreprise et au comportement des collaborateurs.
Pour bien comprendre ce phénomène, vous pouvez lire La stratégie du projet latéral, de Bruno César et Olivier D’Herbemont [aux éditions Dunod]. Ils y expliquent que tout changement va impliquer de l’incompréhension chez les gens qui ont trouvé un équilibre dans leur quotidien. En prônant la digitalisation, vous allez faire exploser leurs repères. Leur expliquer le projet ne suffit pas toujours. Idéalement, il faut qu’ils soient intégrés au projet et qu’un maximum d’idées viennent d’eux. Dans le cas contraire, vous aurez beaucoup de mal à faire rentrer les salariés dans le rang et à leur faire jouer le jeu. Cela peut avoir des conséquences graves.
Nous nous sommes retrouvés avec une grève des contrôleurs fiscaux au Luxembourg car nous avions totalement digitalisé le traitement des impôts. Même si le projet leur facilitait leur travail et permettait un gain de productivité énorme, ils n’ont pas voulu changer leurs habitudes.
En conclusion, la digitalisation représente souvent une véritable opportunité de gains, en termes de diminution des temps de traitement, de diminution des erreurs et des fraudes, d’augmentation de la marge et/ou de réduction des coûts, d’augmentation du chiffre d’affaire, d’augmentation très significative du temps accordé au client (premier actif de l’entreprise !), d’augmentation du sentiment de satisfaction des clients. Il en découle souvent la satisfaction des internes, qui se sentent en situation de travail correct. Leur bien-être compte autant que la satisfaction des clients ! Toutefois, il y a des situations où cette transformation n’est pas adaptée ou trop prématurée. Il faut donner du temps au temps. La qualité est à ce prix. La digitalisation n’a de sens que si le service associé contribue à en augmenter sa valeur.