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Jeux vidéo et liberté de la presse : combattre la censure avec Minecraft

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Avec la pandémie de COVID-19, la liberté de la presse traverse une crise sans précédent. Dans un grand nombre de pays – principalement ceux gouvernés par des régimes autoritaires, le coronavirus souligne et amplifie la censure déjà existante. Selon Christophe Deloire, secrétaire général de Reporters Sans Frontières, « l’épidémie de coronavirus fournit une illustration des facteurs négatifs pour le droit à l’information fiable, et elle est même un facteur multiplicateur ». En effet, dans les pays non démocratiques, il existe un lien direct entre la censure et la réponse du gouvernement à la pandémie. Toute information ayant trait au coronavirus est contrôlée, et peut être modifiée pour servir le régime en place. Cela peut prendre la forme d’une manipulation des chiffres des décès ou du nombre de malades, ou bien d’un déni pur et simple de l’existence de la maladie dans le pays (comme en Tanzanie).

Face à cette censure, dont le coronavirus est un exemple parmi d’autres, il faut se tourner vers des moyens alternatifs de partage de l’information pour contourner les restrictions.

Jeu vidéo et liberté d’expression : deux concepts pas si éloignés

Avec 5,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 20201, le jeu vidéo est la première industrie culturelle française. En tant que produit culturel – et au même titre que les livres et les films, le jeu vidéo est étroitement lié à la liberté d’expression et de la presse. Certains jeux permettent aux joueurs d’échanger entre eux et de donner leur avis, quel que soit le sujet. À titre d’exemple, les MMORPGs (jeux de rôle massivement multijoueurs en ligne) sont fondés sur la coopération et l’échange entre les joueurs, ce qui les rend indissociables du concept même de liberté d’expression.

Réunion de joueurs dans le MMORPG World of Warcraft - © Tech Reviewer
Réunion de joueurs dans le MMORPG World of Warcraft – © Tech Reviewer

Les joueurs peuvent donc jouer et échanger ensemble, mais quel est le rapport avec la liberté de la presse, me direz-vous ?  Pour comprendre, il faut nous pencher sur un type de jeu en particulier , les “bacs à sable” (sandbox en anglais). Dans ces jeux, les joueurs sont libres d’exercer leur créativité grâce à un panel d’outils pré-défini, et aucun objectif n’est imposé de façon directe. Le jeu Minecraft en est un très bon exemple, car les joueurs sont libres de construire ce qu’ils veulent grâce aux matériaux qu’ils ont à disposition.

Avec plus de 200 millions de copies vendues, Minecraft est le jeu le plus vendu au monde, loin devant Grand Theft Auto V et Tetris. Ce faisant, il est disponible dans de nombreux pays, y compris dans des pays connus pour leur absence de liberté de la presse (comme l’Arabie Saoudite, Vietnam ou encore le Mexique). Au sein du jeu, les joueurs peuvent créer des cartes qu’il est possible de partager, et sur lesquelles il est également possible de jouer à plusieurs. Techniquement, il est donc possible d’écrire des livres (qui sont des objets que l’on peut fabriquer, et dont le contenu est modifiable), dans l’optique de les partager à d’autres joueurs.

Pour lutter contre la censure de la presse dans le monde, l’organisation Reporters Sans Frontières a donc décidé d’exploiter cette faille, en créant une carte sur lesquels des articles censurés sont mis à disposition des habitants de pays avec peu de liberté d’expression.

The Uncensored Library, vue de la carte complète à sa sortie - © Reporters Sans Frontières
The Uncensored Library, vue de la carte complète à sa sortie – © Reporters Sans Frontières

La Bibliothèque libre, un refuge contre la censure

Dans le cadre d’un partenariat avec Blockworks, un studio de création spécialisé sur le jeu Minecraft, Reporters Sans Frontières a créé la “Bibliothèque libre” (Uncensored Library), un espace où les joueurs peuvent accéder à des textes bannis dans leur pays d’origine.

La Bibliothèque libre se présente sous la forme d’une construction monumentale, composée de près de 12,5 millions de blocs (!). Elle a été construite en plus de 250 heures, par une équipe de 24 personnes. Au centre de ce complexe, sous une gigantesque coupole, une carte du monde répertorie le niveau de liberté de la presse de chaque pays du monde, selon le Classement mondial de la Liberté de la Presse établi par Reporters Sans Frontières. Autour de ce planisphère, des livres expliquent la situation dans chaque pays, et précisent leur place exacte au classement.

Section centrale de la Bibliothèque libre - © Reporters Sans Frontières
Section centrale de la Bibliothèque libre – © Reporters Sans Frontières

En dehors de cette section centrale, la Bibliothèque Libre est divisée en 7 sections, dédiées à des pays spécifiques : l’Arabie Saoudite, l’Égypte, le Vietnam, la Russie, la Biélorussie, le Mexique et le Brésil. Dans chacune des sections, des textes de journalistes censurés ou réduits au silence sont disponibles, à la fois en anglais et dans la langue du pays d’origine. Dans l’aile dédié à l’Arabie Saoudite, on peut par exemple retrouver des articles écrits par le journaliste Jamal Khashoggi, assassiné par le régime saoudien en 2018.

Alors qu’ils y ont été interdits, emprisonnés, exilés, voire tués, des journalistes de cinq (sept à l’heure actuelle, NDLR)  pays ont aujourd’hui un lieu où faire à nouveau entendre leur voix. Republiés sous la forme de livres Minecraft en anglais et dans leur langue d’origine, leurs articles sont désormais disponibles dans les pays qui les ont censurés.

Reporters Sans Frontières

En dehors des ailes dédiées à des pays spécifiques, une section générale répertorie des articles concernant les dernières actualités touchant de près ou de loin à la liberté de la presse. À l’heure de la rédaction de cet article, il est possible d’y lire des textes sur le coup d’état en Birmanie, la guerre d’information en Ukraine ou le traitement des journalistes étrangers en Chine.

Enfin, une section dédiée à la censure du coronavirus a récemment été créée pour lutter contre la falsification des chiffres liés à la pandémie. On peut notamment y retrouver des articles de Reporters Sans Frontières sur la situation sanitaire au Turkménistan, en Iran ou en Corée du Nord, qui sont des pays connus pour leur manque de transparence sur le sujet.

Section dédiée au Vietnam (les livres sont au centre, dans la pagode) - © Reporters Sans Frontières
Section dédiée au Vietnam (les livres sont au centre, dans la pagode) – © Reporters Sans Frontières

Pour limiter l’accès à cette bibliothèque, un gouvernement n’aurait pas d’autre choix que de bannir le jeu dans son intégralité, ce qui n’est pas envisageable au vu du succès de ce dernier. Quel que soit le pays, à partir du moment où le jeu Minecraft classique est disponible, ces textes sont donc accessibles.  Quelques mois après le lancement du projet, le serveur était accessible dans 175 pays autour du monde.2 Avec cette initiative, l’objectif de Reporters Sans Frontières est clair : défendre la liberté de la presse en permettant aux jeunes du monde entier d’accéder facilement à une information indépendante.

Je joue à Minecraft, comment y accéder à la Bibliothèque libre ?
🌐 En se connectant au serveur dédié, dont l’adresse IP est visit.uncensoredlibrary.com
📥 En téléchargeant directement la carte sur votre ordinateur pour y jouer en local, à cette adresse

Une initiative à la portée limitée

Malheureusement, le projet de Reporters Sans Frontières n’est pas parfait, et n’est pas accessible à tous. Quand bien même le jeu est accessible dans leur pays, les joueurs chinois de Minecraft ne peuvent par exemple pas accéder à la Bibliothèque libre. En effet, comme tous les contenus culturels distribués dans le pays, le jeu est une version modifiée de ce que l’on peut retrouver dans le reste du monde, et les fonctionnalités ne sont pas exactement les mêmes. Les joueurs ne peuvent notamment pas créer leurs propres serveurs, ce qui rend impossible l’accès à la Uncensored Library. Aucune chance non plus pour que NetEase (l’entreprise en charge de la version chinoise du jeu) ne passe de contrat avec Reporters Sans Frontièrespour promouvoir l’initiative. Les joueurs chinois ne peuvent donc pas utiliser Minecraft pour contourner la censure.

Aussi, si ce type d’initiative peut fonctionner dans les jeux vidéo de type “bac à sable”, la liberté d’expression est toujours un problème dans les jeux plus fermés à l’échange et à la création de contenu par la communauté. Dans une grande majorité de jeux, les éditeurs ont la main mise sur le contenu proposé, et les initiatives de la communauté ne peuvent pas toujours émerger. Dans les cas les plus extrêmes, des sanctions peuvent même être prononcées contre des joueurs exerçant leur droit de s’exprimer, si leurs dires vont à l’encontre de la vision de l’éditeur. En 2019, l’éditeur américain Blizzard Entertainment avait par exemple banni le joueur professionnel Blitzchung de toute compétition pendant 1 an, pour avoir exprimé son soutien aux manifestations de Hong Kong lors d’un évènement sur le jeu Hearthstone. Blizzard avait été obligé de réduire la sanction après un soutien massif au joueur et un appel au boycott, mais cela prouve bien que la liberté d’expression n’est pas respectée dans tous les jeux. Cela peut se comprendre par les motivations économiques des éditeurs, qui risquent l’interdiction à la vente de leurs jeux dans certains pays (comme la Chine) s’ils ne punissent pas ces actions. Se mettre à dos le gouvernement d’un pays peut avoir des conséquences économiques désastreuses, surtout si le gouvernement en question a la main mise sur les produits culturels distribués dans le pays. Quelle qu’en soit la raison, cet exemple montre qu’il reste encore du chemin à faire pour faire du jeu vidéo un lieu de libertés, qui n’est pas en proie à la censure.

Néanmoins, la multiplication d’initiatives comme la “Bibliothèque libre” redonnent espoir en un futur où chaque joueur – et chaque citoyen – peut accéder à une information juste et fiable, sans craindre de répercussions. En tant qu’objets cultures de premier plan, les jeux vidéo ont une importance capitale au sein de notre démocratie, et de plus en plus de joueurs le réalisent. Plus que de simples divertissements, ce sont des plateformes d’échange et d’expression, qui peuvent contribuer à une société plus juste.

Par Antoine Faure

  1. Chiffre tiré du bilan annuel 2020 du SELL (Syndicat des Editeurs de Logiciels de Loisirs)
  2. 175 pays sur 195 officiellement reconnus dans le monde, soit environ 90%

Cet article a été publié pour la première fois le 6 avril 2021 sur Hypertext, le blog de l’association Plug’n’Play. N’hésitez pas à y faire un tour pour trouver d’autres articles sur le numérique !


Sources